Patrimoine immatériel

Quand, en 2003, l’UNESCO a adopté la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, elle a promu une manière de penser le patrimoine qui était très étrangère aux conceptions et pratiques du monde occidental. Avec la notion de « patrimoine culturel immatériel », on ne se s’intéresse plus aux seuls monuments, œuvres d’art et objets mobiliers, livres rares ou archives, mais aux coutumes et aux traditions qui nous rassemblent ainsi qu’aux gestes et savoir-faire.

La Suisse ayant ratifié cette convention en 2008, elle s’est engagée à faire l’inventaire de ses « traditions vivantes ». Les sites internet cantonaux et celui de l’Office fédéral de la Culture permettent de se plonger dans un monde de fêtes et de pratiques parfois surprenantes, qui tiennent d’un inventaire à la Prévert : Carnaval de Bâle, Marché aux oignons de Berne, Guet de la cathédrale à Lausanne, Esprit de Genève, Pratique du Secret dans le Jura et à Fribourg, Gestion des risques d’avalanches en Valais, importance du Chiffre 11 à Soleure, Alpinisme… Le patrimoine prend ici une nouvelle dimension.

Inventaire vaudois :

https://www.vd.ch/themes/culture/patrimoine-mobilier-non-cantonal-et-immateriel/patrimoine-immateriel-et-traditions-vivantes/

Inventaire suisse :

https://www.bak.admin.ch/bak/fr/home/patrimoine-culturel/patrimoine-culturel-immateriel/mise-en-_uvre/liste-des-traditions-vivantes-en-suisse.html

Du matériel à l’immatériel

Suite à la création des premières listes du Patrimoine mondial de l’UNESCO en 1972, les inscriptions européennes et nord-américaines abondent : les biens culturels bâtis (édifices ou ensembles monumentaux) ainsi que les biens naturels (espaces naturels exceptionnels) sont des manières de penser le patrimoine qui ont du sens pour ces régions où ces types de sites sont fréquents. Rapidement, les pays du Sud et d’Asie demandent que soit aussi pris en compte un autre type de patrimoine, moins matériel bien que tout aussi durable, les fêtes et les traditions. Intéressée, l’UNESCO réfléchit à différents programmes et recommandations, comme les Chefs-d’œuvre humains vivants ou les Chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité. Contrairement aux biens inscrits dans les listes du patrimoine mondial, qui doivent avoir une « valeur universelle exceptionnelle », ceux inscrits dans les listes du patrimoine immatériel sont reconnus sur la base d’une valeur beaucoup plus subjective : ils doivent être importants pour ceux qui les perpétuent. L’UNESCO adopte la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en 2003, formalisant ce qui était en gestation depuis une vingtaine d’années.

Une liste représentative et une liste de sauvegarde urgente

A l’instar des listes de biens culturels construits ou naturels, celles qui recensent le patrimoine immatériel sont doubles : la liste représentative, qui est la plus développée, se complète d’une liste de sauvegarde urgente. Toutes deux doivent être tenues à jour régulièrement : tous les 6 ans pour la première, tous les 4 ans pour la seconde. Parcourir ces listes (où les fêtes et traditions sont présentées par un petit film de 10 minutes dans la langue du pays avec un sous-titrage en anglais ou en français) est un voyage en soi. On y rencontre des traditions connues (différents carnavals, les cultures de la bière en Belgique et du café en Turquie et dans les pays du Golfe, l’art du pizzaiolo napolitain, la pratique du sauna en Estonie et en Finlande) et d’autres, beaucoup plus surprenantes. Tels le Rituel pour amadouer les chamelles en Mongolie, la Pêche aux crevettes à cheval en Belgique ou le Concours de fauchage d’herbe en Bosnie-Herzégovine. Chacune de ces inscriptions est accompagnée d’un dispositif de préservation adapté à chaque tradition.

Inventaire du patrimoine immatériel de l’UNESCO :

https://ich.unesco.org/fr/listes

Qu’entendre par « patrimoine immatériel » ?

Le patrimoine immatériel regroupe essentiellement deux types de traditions : les fêtes et coutumes d’une part, les gestes et savoir-faire d’autre part. L’UNESCO propose de distinguer les fêtes et coutumes en :

  • traditions orales
  • arts du spectacle
  • pratiques sociales, rituels et événements festifs
  • savoirs et pratiques concernant la nature et l’univers.

Quant aux gestes et savoir-faire, ils se retrouvent dans la catégorie « artisanat traditionnel ».

On le voit, le patrimoine immatériel n’a rien à voir avec ce tout qui est dématérialisé, cause fréquente de confusion.

L’Office fédéral de la culture et le dépoussiérage des traditions vivantes

Qu’entendez-vous dans la formulation « tradition vivante » ? Une coutume éculée ? Une fête folklorique avec saucisses, moutarde, accordéons et flonflons ? Une promenade dans les alpages de Suisse centrale ? Si pour vous « tradition » rime avec « vieillot » voire « pensum », la notion de patrimoine immatériel vous invite à renouveler le regard que vous portez sur elles.

Sans doute avez-vous entendu parler des trois dernières inscriptions helvétiques dans les listes du patrimoine immatériel de l’UNESCO : La gestion du danger d’avalanches (2018 – Suisse et Autriche), L’alpinisme (2019 – France, Italie et Suisse) ainsi que Les savoir-faire en mécanique horlogère et mécanique d’art (2020 – Suisse et France).

En quoi ces inscriptions sont-elles traditionnelles ? Ne sont-elles pas plutôt des métiers ou des manières de vivre très modernes remplies de technique voire de technologie ? Si on s’y penche un peu, on y trouvera cependant la longue durée, le développement de connaissances et de savoir-faire spécifiques qui s’adaptent au fil du temps ainsi que la notion d’ancrage identitaire pour les personnes concernées et donc de communauté. Tout ce qui constitue une tradition vivante.

Outre les traditions « traditionnelles » (comme la Fête des Vignerons ou le Carnaval de Bâle), l’Office fédéral de la culture a choisi de proposer à l’UNESCO des traditions volontairement contemporaines et qui opèrent un pas de côté par rapport à la notion d’‍ « artisanat traditionnel ». Réjouissons-nous, notamment, d’une inscription non encore déposée dont le titre de travail est : « L’art du design graphique et de la typographie suisse », qui inclura les grandes écoles graphiques helvétiques de Lausanne, Genève et Zurich.

Chacun a un patrimoine immatériel unique

Si le patrimoine immatériel rassemble les communautés, il est cependant propre à chacun. Ce qui importera à l’un ne touchera pas nécessairement son voisin. Voici pour finir quelques traditions qui ont été considérées comme suisses (c’est-à-dire valables pour tous les Helvètes) par les experts réunis par l’OFC : l’Alpinisme, Construire en pierre sèche, le Cor des Alpes et le Büchel, la Culture des Festivals en plein air, la Culture du consensus et de la démocratie directe, le Design graphique et la typographie, Manger la fondue, Jouer au jass, la Lutte, la Musique de cuivres, les Pratiques de la conservation des semences, le Tir fédéral en campagne, la Tradition nomade des Yéniches et des Manouches, la Vie associative ainsi que le Yodel naturel et le yodel chanté. Dans quelles traditions vous reconnaissez-vous‍ ?

Ariane Devanthéry, historienne de la culture


JPS68, Affiche de la Fête des Vignerons, 1905 http://www.fetedesvignerons.ch/index.php?p=3&s=0,
Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=14944246

Bibliographie :

Florence Gaezer Bideau, « Inventorier les « traditions vivantes ». Approches du patrimoine culturel immatériel dans le système fédéral suisse » [en ligne], in ethnographiques.org, n° 24, juillet 2012, https://www.ethnographiques.org/2012/Graezer-Bideau

Ellen Hertz et al., Politiques de la tradition, le patrimoine culturel immatériel, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2018.

Tamara Nikolic Deric et al., Les musées et le patrimoine culturel immatériel, vers un tiers-lieu dans le secteur du patrimoine. Un guide pour découvrir les pratiques évolutives du patrimoine au 21e siècle, Intangible cultural heritage and Museums project, Bruges, Werksplaats immaterieel erfgoed, 2020.

file:///Users/ariane/Downloads/executive-summary-fr-en-1.pdf

Office fédéral de la culture, Lebendigen Traditionen in der urbanen Gesellschaft / Traditions vivantes dans la société urbaine, Baden, Hier und Jetzt, 2014.

https://www.lebendige-traditionen.ch/tradition/fr/home/informations/retrospective/2015-b/buchreihe-lebendige-traditionen-in-der-schweiz.html

Marius Risi, Quotidien et festivités en Suisse. Une petite histoire du changement culturel, Zürich, Pro Helvetia, 2004.

Radio :

RTS, Versus, 12 janvier 2017 : Penser la fabrique globale du patrimoine immatériel

Cartes des traditions vivantes en Suisse (OFC) :

https://www.lebendige-traditionen.ch/tradition/fr/home/actualites/die_karten_der_lebendigen_traditionen.html