Patrimoine bâti

Il n’est pas question ici de présenter l’archéologie vaudoise traitée ailleurs mais d’étudier les liens entre la recherche historique et l’étude des vestiges matériels dans leur commune quête d’une identité cantonale. La sensibilité à ces vestiges du passé et la notion de « monument » ont beaucoup évolué jusqu’à nos jours.
  • Les musées d’archéologie et d’histoire
    Héritée des sociétés savantes de l’Ancien Régime, la Société d’émulation du canton de Vaud fondée en 1803 demande, l’année suivante déjà, à l’Etat de créer un Musée d’antiquités cantonales et de veiller à la sauvegarde des ruines d’Avenches. Le comité chargé de ce projet comprenant notamment l’architecte Abraham-Henri Exchaquet, le recteur de l’Académie Jean-David Secrétan et le médecin Louis Levade, collectionneur et auteur du futur dictionnaire, s’inspire de l’idée du Muséum central inauguré à la gloire de la Nation française en 1793. Il s’engage à enrichir les collections de la future institution, prévoit de faire un inventaire des vestiges se trouvant sur tout le territoire cantonal et lève une souscription publique pour entamer des fouilles au Bois-de-Vaux. Celles ne livrent que quelques objets gallo-romains d’intérêt mineur et le projet reste en suspens.
    En 1818, l’Etat crée un Muséum central regroupant essentiellement des œuvres d’art (le fonds d’atelier du peintre Abraham-Louis-Rodolphe Ducros), des collections d’histoire naturelle et diverses « curiosités » qui se trouvaient déjà à l’Académie. Ce n’est qu’en 1822 que s’y ajoutent des objets archéologiques parmi lesquels de nombreuses médailles. L’Etat nomme également en 1822 deux conservateurs des antiquités cantonales (non professionnels et bénévoles) chargés de réunir, par le biais des autorités locales, des informations sur les « antiquités » se trouvant sur le territoire et de veiller à leur sauvegarde. Profitant de l’élan patriotique de la population, ils s’efforcent de susciter un maximum de donations pour le musée. Grâce à ces « preuves de la splendeur passée » (Levade 1824), le musée pourra ainsi devenir une pierre angulaire dans la construction de l’identité vaudoise.
    Dans cette recherche de la splendeur passée, Avenches occupe une position centrale comme ancienne capitale de l’Helvétie romaine. François-Rodolphe de Dompierre, l’un des deux conservateurs, consacre beaucoup d’attention au musée du « Cercle Vespasien » créé en 1824 par la Commune et devenu institution cantonale en 1838.
    L’intérêt pour les objets du passé suit la même évolution que celle observée dans les publications historiques. Dans le premier tiers du siècle, on se concentre sur les vestiges romains comme objets de collection, particulièrement sur les inscriptions et les médailles. La notion de monument se diversifie notablement à partir des années 1840, en bonne partie grâce à l’intervention de la Société d’histoire de la Suisse romande et à la personnalité de l’archéologue autodidacte Frédéric Troyon (auquel sera confié le Musée des antiquités fondé en 1852). En 1841 en effet, au nom de la Société d’histoire de la Suisse romande, avec la collaboration de l’Etat, Troyon adresse aux communes un questionnaire très détaillé pour récolter tous les renseignements que l’on pourrait avoir sur les « antiquités que renferme le sol vaudois » afin de « jeter quelque lumière sur les âges encore obscurs ». A en juger par les rubriques du questionnaire, le terme « antiquité » recouvre ici une réalité beaucoup plus large et englobe également les objets préhistoriques et médiévaux. La sensibilité à ces autres périodes va s’accentuer dès 1854 avec la découverte des stations lacustres au niveau helvétique. Il s’ensuivra un véritable mythe de la « civilisation lacustre » propre à incarner les valeurs du peuple suisse et à assurer sa cohésion dans une identité commune.
    Des objets anciens non archéologiques sont rassemblés également dans le Musée industriel de Lausanne créé en 1862 afin d’illustrer le savoir-faire de l’humanité et ses progrès. A cette époque, la photographie vient en appui à la mémoire matérielle, en collaborant aux chantiers de fouilles ou aux études de monuments. Le pasteur et photographe Paul Vionnet fonde en 1896 la Collection historiographique vaudoise, qu’il lègue à l’Etat en 1903 (future Collection iconographique vaudoise).
  • Les « monuments historiques »
    Quant aux monuments au sens moderne du terme, c’est-à-dire aux constructions encore existantes en élévation, ils commencent à attirer l’attention, très sporadiquement, à la fin des années 1830. Il s’agit essentiellement d’édifices médiévaux. La restauration du tombeau gothique de François de La Sarraz en 1836, à l’initiative de son propriétaire l’historien Frédéric de Gingins, marque une étape importante. Comme on l’a vu, dans sa publication de 1837, Juste Olivier mentionne une grande quantité d’édifices, et de périodes assez variées. Cette même année, François-Rodolphe de Dompierre obtient un crédit pour établir des relevés des châteaux médiévaux, non suivi d’effet semble-t-il. Peu avant 1845, Henri Perregaux rédige son mémoire : De l’architecture dans la Canton de Vaud qui sera utilisé en partie par Louis Vulliemin dans son essai sur le canton de Vaud.
    Cette évolution coïncide avec l’arrivée dans le canton d’un style architectural inspiré par un Moyen Age romantique et pittoresque, adopté par les couches sociales fortunées et cosmopolites. En 1853, l’archéologue Jean-Daniel Blavignac publie une première étude scientifique sur le patrimoine bâti hérité du Moyen Age en publiant son Histoire de l’architecture sacrée du quatrième au dixième siècle dans les anciens évêchés de Genève, Lausanne et Sion. C’est lui aussi qui insiste sur la nécessité de lier étroitement l’étude des monuments aux sources historiques.
    A partir de 1873, la reconstruction de la flèche de la cathédrale de Lausanne suscite un débat entre les partisans d’Eugène Viollet-le-Duc qui veulent restituer à l’édifice une « pureté » médiévale – en réalité imaginaire – et quelques historiens de l’art comme Henri de Geymüller qui prônent un respect intégral de la substance historique du monument. Celui-ci dira en 1891 à propos de l’église de Saint-Sulpice : « les monuments de l’architecture sont les documents historiques les plus authentiques, qui révèlent bien plus fidèlement que les parchemins et les documents écrits ce qu’étaient nos peuples modernes aux différentes époques de leur passé ». (référence)
    Ces témoins irremplaçables sont donc à protéger. Au niveau national, une Société suisse pour la conservation des monuments historiques est fondée en 1880 sous l’impulsion de l’historien de l’art Johann-Rudolph Rahn. Sur le plan cantonal, le Grand Conseil vote en 1898 la loi sur « la conservation des monuments et des objets d’art ayant un intérêt historique ou artistique », la première de Suisse. Sa mise en œuvre est confiée à l’archéologue Albert Naef. La réalisation majeure de ces années-là est la restauration du château de Chillon, que l’Association, créée en 1887, destine à devenir un musée illustrant les « différentes périodes de l’histoire vaudoise ». Les monuments sont considérés dès lors comme des lieux privilégiés pour évoquer l’histoire régionale, comme partout ailleurs en Europe.
  • La popularisation de l’histoire et du patrimoine
    Durant toute la période qui entoure le Centenaire vaudois, l’histoire et la conservation des vestiges du passé deviennent des thèmes populaires, comme en témoigne la création en 1902 de la Société vaudoise d’histoire et d’archéologie à l’initiative notamment de Paul Maillefer et Albert Naef . De nombreuses associations se créent au niveau communal durant la seconde moitié du XIXe siècle, généralement avec l’intention de mettre sur pied un petit musée local, souvent lié à l’école et renfermant des collections modestes et très diverses. A l’exception des cas d’Avenches, évoqué plus haut, et d’Yverdon dont les origines remontent à 1764, tous les musées à l’échelon communal apparaissent à partir de 1860 et dans des lieux qui ont joué un rôle important dans l’histoire vaudoise : Nyon en 1860, Payerne en 1870, Sainte-Croix en 1872, Montreux en 1899, Vevey en 1897, Lausanne en 1898, Moudon en 1910. Certaines associations prennent en charge des publications historiques , et militent pour la sauvegarde des monuments anciens, à l’instar de la Ligue suisse du patrimoine (Heimatschutz, 1905) et de sa section vaudoise (1910).

    Monique Fontannaz, historienne des monuments

Bibliographie
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Gilbert Coutaz, « Entre mémoire cantonale historique et mémoire documentaire. Un siècle d’histoire communale dans le canton de Vaud, 1803-1903 » in Fabrizio Panzera, Elisabeth Salvi, Danièle Tosato-Rigo, Créer un nouveau canton à l’ère des révolutions. Tessin et Vaud dans l’Europe napoléonienne 1798-1815, Bellinzona, Bollettino Storico della Svizzera Italiana, Prahins, RHV, 2004.
Vincent Fontana, Les Antiquités du Musée cantonal. Vestiges de populations évanouies (1770-1840), Patrimoines. Collections cantonales vaudoises, 2020,Hors-série n° 2.
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