Histoire vaudoise, époque moderne

Avec la domination de la République de Berne sur le territoire vaudois, l’histoire devient une affaire d’État dont les sujets sont exclus. Les historiens bernois cherchent à illustrer comment la bienveillante tutelle de Leurs Excellences a amélioré la vie des Vaudois. Difficile alors pour les élites rurales et urbaines d’élaborer une lecture critique de l’histoire. Les chercheur.e.s ont cependant montré que l’histoire de la lecture et des bibliothèques, la publication de l’Encyclopédie d’Yverdon ou encore l’émergence des sociétés littéraires constituent des entrées pertinentes pour mesurer l’intérêt pour l’histoire à l’époque moderne.

La conquête bernoise et les premiers témoignages historiques

A partir du XVe siècle, la République de Berne, comme les autres cantons suisses, conquiert des terres considérées comme une propriété agricole qui leur procurent des biens en échange de la protection des nouveaux sujets du pays de Vaud dont le territoire est occupé en 1536. À la suite des guerres de Bourgogne (1475-1476), le gouvernement d’Aigle ainsi que les bailliages d’Orbe-Echallens et de Grandson, gérés communément avec Fribourg, avaient déjà été intégrés dans le canton de Berne. En 1555, s’ajoutera le district actuel du Pays-d’Enhaut, enlevé au comte de Gruyère. Avec une administration centralisée par le bailli, Leurs Excellences de Berne pratiquent une surveillance attentive pour inciter à la loyauté et à la soumission leurs nouveaux sujets. En 1537, la fondation de l’académie de Lausanne assure la formation des pasteurs, intermédiaires indispensables pour diffuser les lois et ordonnances bernoises. Aux fonctionnaires vaudois s’ajoutent les lieutenants baillivaux, les châtelains, les justiciers (juges) et aussi les bourgeois conseillers ­­– tous choisis parmi les élites urbaines ou rurales du pays. Par ailleurs, le poids modéré des impôts et le contrôle des prix des denrées essentielles, le développement et l’entretien des routes ou encore du trafic postal assurent une prospérité relative aux Vaudois, épargnés par les guerres et la famine. Toutefois, pour protéger la frontière du Jura, mater la résistance des paysans de l’Emmental en 1653 ou vaincre les catholiques dans la Seconde guerre de Villmergen (1712), la République de Berne n’hésite pas à recourir aux milices vaudoises.

Si, dans le contexte d’assujettissement que connaît le Pays de Vaud, les événements précités ont pu nourrir la conscience politique et patriotique des petites villes de Suisse occidentale et stimuler la rédaction de chroniques nationales (Santschi, 1975, p. 173-176), les travaux d’histoire en français sont rares après la conquête et ce sont surtout des témoignages  tels celui de Jérôme François, bourgeois de Lausanne qui laisse un mince journal des années 1568 à 1616, la « Chronique de Jehan Dumur » (RHV, t. 25, 1917), ou encore les journaux du ministre Jordan, de Granges (1595-1663) et du banneret François Forel, de Morges (1621-1684). À partir de travaux historiques de la première moitié du XVIe siècle, la « Chronique du Pays de Vaud » se fonde sur une généalogie mythique qui s’étend jusqu’à la domination des ducs de Zaehringen et semble être davantage une entreprise officielle et nationale, remaniée. Dans ses Mémoires (1530-1561), Guillaume de Pierrefleur tend à faire de la conquête bernoise un dessein financier (Santschi, 1975, p. 182). Quant à Jean Vullyamoz, il rédige entre 1568 et 1572 une chronique où il exprime son dépit face aux conséquences de la conquête pour les Lausannois qui ont perdu leurs privilèges politiques. L’absence de dépôts d’archives en terre vaudoise empêche la consultation de documents et favorise la surveillance de la critique, estompant de fait le souvenir du régime épiscopal en deux ou trois générations (Santschi, 1975, p. 183).

L’historiographie vaudoise aux XVIIe et XVIIIe siècle

Érudition et inventaires

Les espoirs déçus des Lausannois s’accentueront tout particulièrement au XVIIe siècle sous la plume de Jean-Baptiste Plantin (1624-1700), pasteur puis régent au collège de Lausanne. En 1656, il rédige Helvetia antiqua et nova et un Abrégé de l‘histoire générale de la Suisse (1666). Influencé par les travaux des théologiens Josias Simler (1530-1576) et Johann Heinrich Hottinger (1620-1667), Plantin, premier historien lausannois à la suite de Jean Vullyamoz rédige une Petite chronique de la très-illustre […] Ville de Berne (1678) où il montre que l’intégration du Pays de Vaud dans la République de Berne renforce son rattachement à la Confédération helvétique. De fait, à partir de Plantin, la tutelle bernoise semble être supportée toujours plus impatiemment par les notables lausannois et l’image qu’ils se font des anciennes libertés de la ville de Lausanne se précise sans doute au contact du modèle genevois.

Dans le sillon de Plantin, et ancré dans une historiographie qui, dès la Renaissance, évoque le passé héroïque de l’Helvétie comme « matrice d’un patriotisme libérateur » (Porret, 2000, p. 29), le pasteur Abraham Ruchat (1680-1750), né à Vevey, étudiant à Lausanne, puis à Berne, à Berlin, publie, à Leyde, sous un pseudonyme, les quatre volumes des Délices de la Suisse. Dans la préface, il écrit vouloir pallier la méconnaissance d’un « Païs situé, comme la Suisse, presque au milieu de l’Europe » et que les « autres Nations en général, n’en ont quasi-point d’idée » alors que « ceux qui ont quelque connoissance des Suisses, savent qu’ils n’ont pas peu d’influence sur les affaires de l’Europe » (Abraham Ruchat, L’Etat et les délices de la Suisse ou description helvétique, historique et géographique, [Leide, Chez Pierre Vander Aa, 1714, Amsterdam, Wetsteins et Smith, 1730, T. I, p. vii). Il y évoque le Pays de Vaud « tombé tout entier sous la puissance des Bernois & des Fribourgeois » (Ruchat, 1730, p. 13). Inséré dans un réseau de théologiens et de scientifiques dont Johann H. Hottinger et Johann J. Scheuchzer, Ruchat avait établi un catalogue des évêques de Lausanne en 1697 déjà, remanié et devenu un Abrégé de l’Histoire ecclésiastique du Pays de Vaud ( Berne, Chez Haller, 1707) où il annonce dans les premières pages un « Ouvrage, qui puisse être utile, & honorable en même tems à notre commune Patrie » (Ruchat, 1707, p. 3) trop peu étudiée dans les précédents travaux qui n’accordent qu’une place minime au Pays de Vaud.

Conjointement à ces travaux érudits inaugurés par Plantin puis Ruchat, il faut signaler les premiers inventaires d’archives. On y trouve les trois monumentaux volumes de généalogies de Samuel Olivier (1675-1735), pasteur et archiviste-paléographe autodidacte ainsi que l’inventaire de Denis de Thurey (1687-1774), moine chartreux converti au protestantisme ; entre 1740 et 1756, il recense les archives de plusieurs familles et communes vaudoises (Lausanne, dont les archives de l’abbaye de Montheron, Avenches, Nyon et Villeneuve). Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la plupart de ces auteurs ont une notion pragmatique de l’histoire ; leur mission première est celle de collectionner des informations et pouvoir les situer dans l’action des hommes et sur la ligne du temps dans une perspective juridique, théologique, économique voire climatique. Cette « conception événementielle de l’histoire » (Santschi, 1975, p. 422) sera supplantée par un recours plus large à des correspondances, à la recherche dans les archives de Suisse ou de l’étranger ou à des voyages ce qui va permettre d’élargir l’historiographie locale et penser l’histoire du pays de Vaud dans une histoire nationale voire universelle.

Journaux de voyage, dictionnaires et encyclopédies, bibliothèques et sociétés de pensée

À partir du milieu XVIIIe siècle, les écrits de voyage, dont leurs auteurs sont souvent suisses ou étrangers fournissent un matériau historiographique comme le prouvent les notes géographiques, historiques et bibliographiques sur des localités vaudoises de Johann-Rudolf Sinner de Ballaigues (1730-1787), homme de lettres bernois, directeur de la Bibliothèque de Berne et bailli de Cerlier entre 1776 et 1781. Avec son Voyage historique et littéraire dans la Suisse occidentale (s.l., De l’Imprimerie de la Société Typographique, 1ère éd. 1781, 1784, 2 t.), von Sinner livre un des derniers témoignages sur l’histoire du pays de Vaud à travers les villes et bourgades d’Yverdon, Coppet jusqu’à Genève puis le Valais, en passant par Lausanne, Vevey et termine le périple par Avenches. On citera aussi parmi les nombreux voyageurs et voyageuses étrangers dont les témoignages nourriront les travaux du siècle à venir, Helen Maria Williams (1762-1827), femme de lettres anglaise, qui contribue à une description critique dans son Nouveau voyage en Suisse (Paris, Charles Pougens, 1798, t. I, p. 157) en citant les aspirations des Vaudois, « en raison des vexations qu’on exerce sur eux » lesquels désirent « changer leur […] oligarchie contre un gouvernement représentatif ». Aux mémoires de voyage, on peut rattacher les Tableaux topographiques, pittoresques, physiques, historiques, moraux, politiques, littéraires, de la Suisse de Beat Fidel Zurlauben, publiés entre 1780 et 1788.

Vues de bourgs, châteaux, paysage complètent le matériau important mis à disposition par les premiers dictionnaires suisses tel celui de Johann Jacob Leu entre 1747 et 1765 ou le Dictionnaire géographique, historique et politique de la Suisse, de Vincenz Bernhard Tscharner et Gottlieb Emmanuel von Haller, dont trois éditions paraissent dès 1775. La traduction systématique en français des notices parues dans ces dictionnaires participe non seulement de la circulation des savoirs dans les cantons mais d’une géo-histoire d’une nouvelle identité suisse qui s’impose par ces textes diffusés à travers l’Europe auxquels recourent désormais voyageurs, diplomates ou encore scientifiques.

Outre les voyages, la naissance des premières bibliothèques publiques de Suisse en terre protestante – celle d’Yverdon en 1761 et de Morges en 1767, suivie par Lausanne en 1781 –, conditionnent l’accès collectif au savoir, au partage des connaissance et le zèle pour le bien public, « reflet de l’esprit à la fois pédagogique, civique et philanthropique » (Dubois, 2012, p. 249) propre à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nées ou sous l’impulsion de sociétés littéraires nouvelles ou déjà existantes, ces bibliothèques sont souvent l’initiative de notables locaux, la plupart du temps bourgeois du lieu qui s’associent aux sociétés de pensée où l’on trouve des étrangers installés ou de passage dans le pays de Vaud et les représentants de familles qualifiées, de longue date bourgeoises du lieu, propriétaires fonciers fortunés et cultivés,  dont la provenance sociale et la formation sont caractérisées par leur rattachement à l’administration ou à l’Eglise et qui bénéficient de réseaux ou de la proximité des archives qui favorisent et stimulent leur travail. Si l’enseignement de l’histoire a été épisodique à l’Académie, et confiné à une approche juridique ou philosophique, l’historiographie de l’époque moderne existe surtout  au travers des nombreux manuscrits issus de travaux de recherche qui seront publiés au XIXe et décrivent le pays de Vaud comme appartenant à la Suisse déjà avant la Révolution et qui considèrent les sociétés de pensée comme les éléments d’une identité vaudoise et suisse qui n’est pas forcément liée à l’appartenance de Leurs Excellences bernoises.

 

Claude Louis Châtelet (1753-1795), dessinateur, François-Denis Née (vers 1732-1818), graveur, « Vue du petit lac de Bro ou Bré, dans le bailliage de Lausanne canton de Berne », in Beat Fidel Zurlauben, Tableaux topographiques, pittoresques, physiques, historiques, moraux, politiques, littéraires, de la Suisse, T. 1, vol. 3, 1784, p. 281.

https://gallica.bnf.fr/ark/12148/btv1b8553017w/f327

La présence forte de l’édition protestante en Suisse, et tout particulièrement à Lausanne et à Yverdon, où Fortuné-Barthélémy de Felice publie les cinquante-huit volumes de l’Encyclopédie d’Yverdon, dynamise la production d’ouvrages de vulgarisation des connaissances et attire les auteurs d’Europe entière chez les éditeurs protestants. Ils contribueront à affirmer cette appartenance culturelle du pays de Vaud à la Suisse et à l’Europe entière.

Elisabeth Salvi

Bibliographie

Jean-Daniel Candaux, « Les ‘sociétés de pensée’ du Pays de Vaud (1760-1790) : un bref état de la question », Annales Benjamin Constant, 1993, 14, pp. 63-73.

Gilbert Coutaz, « Entre mémoire cantonale historique et mémoire documentaire. Un siècle d’histoire communale dans le canton de Vaud, 1803-1903 », dans Fabrizio Panzera et alii, Créer un nouveau canton à l’ère des révolutions. Tessin et Vaud dans l’Europe napoléonienne 1798-1815, Bellinzona, Bollettino Storico della Svizzera Italiana, Prahins, Revue historique vaudoise, 2004, p. 319-330

Idem, « Panorama des monographies communales et régionales vaudoises », RHV. Identités vaudoises, SVHA, 2003, 111, p. 95-239.

Thierry Dubois, « Un aspect de la sociabilité lettrée dans le pays de Vaud à la fin de l’Ancien Régime : la fondation des bibliothèques publiques d’Yverdon et de Morges », RHV, 120, 2012, pp. 241-260.

Charles Gillard, La Conquête du Pays de Vaud par les Bernois, Lausanne, 1935.

Lucienne Hubler, « Abraham Ruchat », DHS (Version du 6.05.2010), https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/011317/2010-05-06/.

Livres et lecteurs en terre vaudoise : une histoire à écrire, RHV, 120, 2012.

Michel Porret, « Une grande et puissante république située en Europe », in Christian Simon, Regards sur l’Helvétique, Basel, Schwabe & Co, AG, 2000, p. 27-50.

Catherine Santschi, « La chronique lausannoise de Jean Vullyamoz », RHV, t. LXXVIII, 1970, p. 15-42, http://www.e-periodica.ch.

Idem, Les évêques de Lausanne et leurs historiens des origines au XVIIIe siècle. Erudition et société, Lausanne, Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, 1975.