Histoire vaudoise, époque contemporaine

Des prémices de la Révolution vaudoise à la Première Guerre mondiale

Introduction

Le XIXe siècle, période de grandes innovations techniques, est aussi celle où l’on découvre l’importance de l’histoire régionale. Dès ses premières années, le nouveau canton de Vaud se cherche une identité ou, plus exactement, recherche dans son passé ce qui pourrait légitimer son existence comme canton suisse. Les érudits explorent le passé dans trois principaux domaines, qui évolueront au fil du siècle tout en restant étroitement liés : la documentation écrite, les objets (archéologiques ou historiques) et les monuments.

Dans ce passé vaudois, le Moyen Âge tient une place particulière. Sur le plan politique, il a joué un rôle tout à fait concret puisque l’une des principales revendications des Révolutionnaires de 1798 était le rétablissement des Etats de Vaud, ces assemblées délibératives des villes vaudoises sous le régime savoyard. Sur la base d’une vision très idéalisée de ces Etats et de la situation de l’ancien Pays de Vaud, ils demandaient un retour à l’« indépendance » d’avant la conquête bernoise. C’est même tout à fait concrètement que l’histoire intervient dans les événements révolutionnaires puisque c’est en évoquant les traités de Saint-Julien (1530) et de Lausanne (1564) que Frédéric-César de La Harpe parvient à décider le Directoire de soutenir ses revendications.

Dès 1790, de nombreux écrits émanant principalement des Vaudois de La Harpe et de Jean-Jacques Cart popularisent cette image idyllique du Pays de Vaud médiéval. D’autres relativisent l’importance des États de Vaud et défendent les avantages apportés par le régime de Leurs Excellences. L’historien bernois Nicolas-Frédéric de Müllinen produit en 1797 la première étude vraiment sérieuse sur le sujet, mais l’interprétation des Révolutionnaires va durablement influencer l’opinion des Vaudois jusqu’ au XXe siècle.

Les écrits historiques

Le Pays de Vaud formait-il au Moyen Âge une entité politique indépendante jouissant de ses libertés et coutumes, et retrouve-t-il son identité première une fois libéré du joug bernois ? Comment définir cette identité ? Le débat se poursuit durant tout le XIXe siècle. Il est particulièrement vif lors des événements de la Restauration en 1814, lorsque les autorités bernoises tentent de récupérer le canton de Vaud.

Les historiens du XIXe siècle sont en première ligne dans ces débats autour de l’identité vaudoise. Ils bénéficient d’un matériau déjà relativement abondant accumulé par les historiens suisses de l’Ancien Régime, publié ou non, qu’ils réinterprètent. En simplifiant beaucoup les choses, on peut distinguer parmi leurs nombreuses publications deux grandes catégories : les éditions de sources et les descriptions du pays. Dans cette dernière catégorie se rangent des formes assez diverses, depuis les notices à l’usage des touristes jusqu’aux dictionnaires historiques en passant par de grandes fresques englobant souvent aussi l’aspect géographique.

Les éditions de sources sont principalement le fait du baron Grenus puis des historiens ayant fondé en 1837 la Société d’histoire de la Suisse romande. L’historien valdo-genevois Théodore de Grenus est le premier à avoir dépouillé systématiquement, pour ses Documens relatifs à l’histoire du Pays de Vaud publiés en 1817, plusieurs archives communales afin d’examiner plus précisément quel était le régime du pays de Vaud à l’époque savoyarde. Comme il le dit lui-même, il espérait que cela permettrait à chacun de se faire une idée plus juste de la situation dans les débats qui agitaient le monde politique.

Dès 1838, les Mémoires et documents de la Société d’Histoire de la Suisse romande, fondée l’année précédente, consacrent une large place à l’édition de documents (cartulaire de Romainmôtier, recueil de chartes concernant l’évêché de Lausanne, etc.), au côté d’études approfondies sur des sujets ayant une relation avec le passé lointain des Vaudois (Comté de Gruyères, rectorat de Bourgogne, etc.). Cette société a également joué un rôle dans la création, en 1837, du poste d’archiviste cantonal.

Les premières descriptions du pays concernent surtout la géographie et les sciences naturelles. Elles ne se distinguent guère de celles de l’Ancien Régime. L’Essai statistique sur le Canton de Vaud publié par le doyen Philippe-Sirice Bridel en 1815 ne contient pas de notice historique mais mentionne néanmoins plusieurs vestiges en inscriptions d’époque romaine, en préconisant de conserver «nos monuments» moins comme titre de gloire que comme moyens d’instruction. Peu après, le médecin Louis Levade entreprend de compléter un premier dictionnaire géographique sommaire paru en 1808 (Joseph Martin et Louis Ducros), en y ajoutant les connaissances très variées qu’il avait accumulées tant en science qu’en histoire (Dictionnaire géographique, statistique et historique du canton de Vaud, paru en 1824). Grand collectionneur, il est particulièrement sensible aux inscriptions romaines, qu’il transcrit afin que la mémoire ne s’en perde pas.

Le style change avec Juste Olivier, premier titulaire de la chaire d’histoire à l’Académie de Lausanne, qui publie entre 1837 et 1841 Le Canton de Vaud. Son attachement très affectif à son canton, son intérêt profond pour son histoire et pour les témoins matériels qui en subsistent en font une œuvre très personnelle. Il y évoque sur près de 500 pages le pays, le peuple et sa culture, puis consacre le second tome à l’histoire, de l’an 500 à 1841. C’est aussi un plaidoyer pour que les Vaudois retrouvent l’âme du pays par la contemplation de sa beauté naturelle et de ses richesses artistiques et historiques héritées du Moyen Age. Comme le souligne Charles-Ferdinand Ramuz dans la préface de la réédition de 1938, ce message très poétique s’est heurté à l’indifférence de ses concitoyens.

L’ouvrage de Louis Vulliemin, Essai sur le Canton de Vaud. Tableau de ses aspects, de son histoire, de son administration et de ses mœurs, semble avoir eu plus de succès puisqu’il est publié en allemand en 1848 et fait l’objet d’une nouvelle édition en français en 1862. Professeur d’histoire à l’Académie et de théologie à l’Église libre, Vulliemin fait appel à de nombreux spécialistes, notamment l’archéologue Frédéric Troyon et l’architecte Henri Perregaux qui rédige à cette occasion un manuscrit de 91 pages consacrées à l’histoire de l’architecture vaudoise, des Romains à son époque. Dans la présentation générale que Vulliemin fait du canton, le « coup d’œil historique » tient relativement peu de place par rapport à la description du fonctionnement économique et administratif du canton moderne. Toutefois, la « description topographique » de chaque district contient de nombreux renseignements sur l’histoire locale.

Entre 1849 à 1852, le médecin Auguste Verdeil consacre trois volumes à rassembler les connaissances de ses prédécesseurs dans son Histoire du canton de Vaud. Il s’attache particulièrement à faire sortir des ténèbres le Moyen Age, « cette période de développement de libertés que Berne, pendant sa domination, avait grand intérêt à cacher aux Vaudois ».

Le Dictionnaire historique, géographique et statistique du canton de Vaud : notices historiques et topographiques sur les villes, bourgs, villages, châteaux et anciens monastères du Pays, rédigées essentiellement sur les chartes, publié par David Martignier et Aymon de Crousaz en 1867, se présente comme une mise à jour du dictionnaire de Levade. Il y intègre de nouvelles découvertes documentaires ainsi que des témoignages anecdotiques sur les mœurs des habitants des diverses communes. Il faudra attendre la publication du Dictionnaire historique, géographique et statistique du canton de Vaud d’Eugène Mottaz à partir de 1914, pour bénéficier d’une référence scientifique en bonne partie valable encore aujourd’hui.

Le Centenaire vaudois de 1903 a bien sûr été l’occasion de nombreuses publications, outre deux spectacles commémoratifs. Armand Vautier poursuit la tradition des descriptions du XIXe siècle dans La Patrie Vaudoise. Le pays et ses habitants en y ajoutant de nombreuses photographies de l’atelier F. Boissonnas. L’Histoire du canton de Vaud dès les origines par Paul Maillefer offre en 550 pages une synthèse très complète et bien documentée, encore inégalée de nos jours. Le discours identitaire anti-bernois est relativisé dans ces derniers ouvrages, mais le débat n’est pas clos pour autant. Il se poursuivra au siècle suivant.

Monique Fontannaz


Illustration : Projet de cheminée pour la restauration du château épiscopal de Lucens, par Otto Schmid, 1921 (Archives cantonales vaudoises) : le goût pour les reconstitutions historicisantes se perpétue longtemps encore durant la première moitié du XXe siècle.
Illustration : Projet de cheminée pour la restauration du château épiscopal de Lucens, par Otto Schmid, 1921 (Archives cantonales vaudoises) : le goût pour les reconstitutions historicisantes se perpétue longtemps encore durant la première moitié du XXe siècle.

De 1914 à nos jours

Sans que les autorités cherchent à trancher, deux dates commémoratives continuent à marquer l’histoire vaudoise. La première, le 24 janvier 1798, renvoie à la proclamation de l’indépendance du Pays de Vaud, la seconde, le 14 avril 1803, exprime la naissance du canton. L’une et l’autre sont des opportunités identitaires et éditoriales. Ainsi aux dates du centenaire, de 1898 et 1903 font écho celles de 1998 et de 2003 par des manifestations patriotiques et la sortie de presse de livres et de recueils d’articles. En 2000, la population du canton (640 657) a plus que doublé en un siècle ; elle représente alors 8,8% des habitants de la Suisse. Une nouvelle constitution entre en vigueur le 14 avril 2003, tout un symbole du renouveau !

Le choix de ces bornes temporelles et au-delà permet de contextualiser le développement de la connaissance historique sur une centaine d’années. Deux marqueurs l’attestent.

À l’ouvrage de Paul Maillefer, Histoire du canton de Vaud dès les origines en 1903 en rupture avec la déconsidération du régime bernois par ses devanciers, correspond celui Histoire vaudoise, paru en 2015, qui se termine avec des pages denses sur le XXe siècle, à l’instar de son prédécesseur qui avait couvert le XIXe siècle.

La notice « Vaud » du Dictionnaire historique de la Suisse, de 2014 remplace celle du Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, de 1932. Elle trouve son complément synthétique, en 2019, Histoire vaudoise un survol, qui est en fait l’abrégé du « monument » de 2015.

La combinaison de différents facteurs explique l’essor de l’histoire cantonale : diversification des acteurs et des auteurs, élargissement et renforcement de l’enseignement, conditions de la recherche, ressources éditoriales et environnement informatique.

La fondation de la Société vaudoise d’histoire et d’archéologie, le 2 décembre 1902, en prévision des fêtes du centenaire cantonal, sert le rayonnement de l’histoire. Elle suit celle en 1893 d’une revue qui concilie histoire et archéologie et qui, « sans rien sacrifier de la vérité scientifique », popularise les savoirs et rassemble historiens amateurs et chevronnés. Elle s’inscrit dans le mouvement général de création à travers tout le canton d’associations locales et régionales préoccupées de la défense et de la valorisation du patrimoine. En se démarquant de la Société d’histoire de la Suisse romande, issue des rangs libéraux vaudois en 1837, et élitaire, elle se distancie des grands projets documentaires. Elle apparaît derrière l’édition ou la coédition d’ouvrages qui font autorité : Dictionnaire historique, géographique et statistique du canton de Vaud (1914 et 1921), Le Major Davel (1923), Cent-cinquante ans d’histoire vaudoise (1953), Bon Peuple vaudois, écoute tes vrais amis ! (1999) et Créer un nouveau canton à l’ère des révolutions, Tessin et Vaud dans l’Europe napoléonienne 1798-1815 (2003). Elle traite, chaque année, depuis 2003, un dossier thématique. En accord avec ses statuts, elle récompense depuis 1978 et 2011 par des prix des travaux touchant l’histoire vaudoise, effectués en dehors des cercles universitaires et de niveau gymnasial.

Ce n’est qu’en 1838 que l’Académie de Lausanne disposa d’une chaire d’enseignement d’histoire. Sa transformation en université, en 1890, ne modifia pas le nombre de professeurs : Paul Maillefer, Edmond Rossier, Charles Gilliard et Jacques Freymond sont les dignes successeurs de Juste Olivier, entre 1891 et 1955. Il faut attendre les années 1970 pour constater l’augmentation et la spécialisation progressives des cours d’histoire dont les effets sont une forte croissance des mémoires de master, des débats sur les méthodes historiques et sur les relations entre l’histoire générale et l’histoire locale. Depuis, les sujets d’histoire contemporaine et moderne prédominent, des territoires inconnus jusqu’à récemment sont défrichés, les effectifs d’étudiants en histoire ont sensiblement crû. Le contenu des manuels scolaires a été adapté, voire refondu.

C’est, en grande partie, sous l’action des milieux universitaires, que de nouveaux supports éditoriaux centrés sur l’histoire vaudoise émergèrent : Bibliothèque historique vaudoise, dès 1940 et Cahiers lausannois d’histoire médiévale dès 1989. Parallèlement, plus d’éditeurs ont investi, dès le début des années 1980, le champ de la monographie locale et régionale dont l’élan n’est pas démenti depuis. Si les résultats ne sont pas de même qualité, ils témoignent néanmoins de la vitalité et de la professionnalisation de la communauté des historiens vaudois, et de la quête identitaire des citoyens. Longtemps absente, une généreuse iconographie vient en accompagnement des textes.

La généralisation de l’informatique et de la numérisation transforme les pratiques, la consultation virtuelle bouleverse les usages, on en vient à oublier la portée informative des originaux.

Dans ce contexte, l’implantation en 1985 des Archives cantonales vaudoises sur le site universitaire de Dorigny a rapproché le pôle scientifique des sources de l’histoire. Déjà présentes dans l’enseignement universitaire entre 1942 et 1976, par leur directeur, Louis Junod, elles ont accentué d’une part leur impact sur la recherche, par la mise à disposition de fonds d’archives en forte hausse et plus variés, la confection et la mise en ligne de données abondantes et transversales. D’autre part, l’intensification des relations entre les institutions patrimoniales a affermi leur positionnement et la prise en compte de leurs richesses. Repérage et rapprochement des sources sont désormais plus aisés.

Ce qui n’avait pu être réalisé avec le tome 4 L’Histoire de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, en 1973, de livrer une synthèse sur le XXe siècle l’a été avec Histoire vaudoise, en 2015. Pendant près de vingt ans, l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, lancée avec une poignée d’étudiants des hautes écoles de Lausanne, a été coordonnée de bout en bout par Bertil Galland. Les chiffres impressionnent : 12 tomes assumés, entre 1970 et 1987, par les Editions de la Feuille d’Avis de Lausanne (devenues Editions 24heures en 1972), créées pour la circonstance, 3050 pages pour 3735 illustrations et graphiques, environ 300 rédacteurs, vente de 282 000 exemplaires (état juin 1994), soit une moyenne de 23 500 exemplaires de moyenne, chiffre porté à plus de 30 000 par le volume 4 L’Histoire. Sans aide publique, la démarche dégagea des bénéfices qui ont permis d’innover dans l’octroi de bourses de recherche et le soutien à la rédaction et à la publication de travaux à la jonction des siècles. Il n’empêche que l’insuffisance des structures d’encadrement de la rédaction d’une thèse en histoire reste un parcours du combattant, encore aujourd’hui.

Des initiatives individuelles et collectives méritent la citation en raison de leur résistance à l’usure du temps. En tête de liste, le Dictionnaire historique, géographique et statistique (« Le Mottaz ») des années 1910-1920, dépassé par le Dictionnaire historique de la Suisse dans ses versions papier (13 volumes, 2002-2014) et informatique (correction continue en ligne). Henri Vuilleumier, Histoire de l’Église réformée du pays de Pays sous le régime bernois (1927-1933), Donald-Lindsay Galbreath, Armorial vaudois (1934-1936), et Eugène Olivier, Médecine et santé dans le pays de Vaud (1939-1962).

Le tome 12 Bibliographie vaudoise, de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, recense en 1987 3846 références (6250 si on lui ajoute celles de Vaud à livres ouverts1987-1995) portant sur « l’ensemble des connaissances écrites touchant le Pays de Vaud ». A l’évidence, l’histoire vaudoise n’est pas close pour autant ; elle devra toujours répondre à la curiosité individuelle et aux sollicitations sociétales.

Le XXe siècle a permis de faire passer l’histoire d’un groupe d’érudits et de privilégiés aux larges couches de la population ; elle s’est démocratisée. Les politiques conservatoires et patrimoniales ont évolué, les modes de recherche et de diffusion ont été régénérés et maintes lectures des faits ont été dépoussiérées et revisitées. L’ignorance a reculé. L’Histoire est devenue un bien et un besoin collectifs. Elle fait le lien entre la commune, la région, un canton et un pays.

Gilbert Coutaz, directeur honoraire des Archives cantonales vaudoises