CR8 Henri-Louis GUIGNARD, Aigle

Henri-Louis GUIGNARD (dir.), avec la collab. de Bernard ANDENMATTEN, Anne BIELMANN, Mary-Claude BUSSET-HENCHOZ [et al.], Aigle, Aigle : Académie du Chablais ; Commune d’Aigle, 2020, 421 p. (Gilbert Coutaz)

Aigle, titre sobre à cinq lettres pour un volume monumental et encyclopédique. Une monographie était attendue depuis longtemps, mais de là à imaginer une telle publication ! La commune qui vient de dépasser les dix mille habitants avait été peu étudiée jusqu’alors : une bibliographie atone, de multiples énigmes sur son passé, un patrimoine bâti et paysager « déroutant », une lacune béante dans l’historiographie vaudoise. L’entreprise éditoriale courait le risque de ne pas aboutir.

Comme il l’avait déjà démontré dans les précédents ouvrages qu’il avait conduits : La Vallée des Ormonts – Ormont-Dessus/Ormont-Dessous, (1994, 352 p.) ; Noville & Rennaz, (2004, 376 p.), Ollon-Villars (2007, 400 p.), seul Henri-Louis Guignard pouvait l’oser[1]. Le voilà créant une véritable PME de 23 auteurs principaux et de 13 fins connaisseurs locaux et s’assurant de la participation financière des autorités communales et des donateurs. Il s’occupe personnellement de l’iconographie qu’il veut abondante et inédite, il traque les collections privées. Neuf ans d’efforts et de sueur pour un résultat bluffant en termes de poids (2,4 kg), de notes scientifiques (997) et d’illustrations (1384).

La table des matières formulée à l’identique dans les autres monographies du Chablais vaudois, ce qui permet leur comparaison, répartit la matière en neuf chapitres, fragmentés en maints sous-chapitres de quelques pages comme (Le cadre du paysage, Préhistoire et période médiévale, De la Maison de Savoie au Canton de Vaud, Le pain, le sel et le vin, La population, Bâtiments, cultes et écoles, Les infrastructures, Artisanat, commerce et industrie, Tourisme et loisirs).

A sa lecture, la période du Moyen Age (elle est en fait documentée depuis XIIe siècle) et l’histoire des bâtiments ont été privilégiées. Marcel Grandjean signe une synthèse innovante « Aigle médiévale : une urbanisation dispersée », qui mérite la citation, p. 67 : « Ce qui ressort de cette étude, c’est l’approche complexe qu’elle exige, due au caractère très composite d’un site immergé depuis longtemps dans un paysage de vignes, rare pour une ville de cette importance, et soumis aux caprices de la Grande-Eau, qui la priva sans doute de toutes traces de son ancienne église paroissiale. Ce caractère découle d’une succession de fondations diverses et dispersées parfois difficiles à dater : un pont d’importance internationale à entretenir, la Tour résidentielle puis le grand château avec bourg-barbacane, probablement la paroissiale Saint-Jacques, église mère importante pour toute la région excentrée et disparue, le prieuré de Saint-Maurice et sa grande église avec le quartier du Cloître, la chapelle Saint-Pierre et son quartier de la Chapelle, le hameau de la Fontaine et surtout le Bourg comtal lui-même, étendu en plusieurs étapes, et finalement doté de tous les édifices  constitutifs d’une ville (hôpital, maison de ville, halles, beffroi, école, casanes, boucherie, moulins) ».

Au fil des pages, nous relevons, parmi tant d’autres, les points suivants : l’épaisseur du glacier atteignait 2000 mètres dans la  région d’Aigle ; la relative, protection contre les inondations du cône de déjection de la Grande-Eau sur lequel les premiers habitats se sont installés ; les conflits de juridiction entre l’évêque de Sion et l’abbé de Saint-Maurice ; l’existence de deux centres seigneuriaux : le bourg aux mains de la Maison de Savoie jusqu’au dernier quart du XIVe siècle, et le site fortifié, dénommé déjà au XIIIe siècle, « Cloître », relevant de l’abbaye de Saint-Maurice ; la localisation de l’église Saint-Jacques en Passenches ; « un vignoble d’une étendue insoupçonnée déjà au XIVe siècle » ; un hôpital fondé avant 1332 et une maison de ville attestée dès 1538 ; l’agrandissement et le renforcement du château par LL.EE. de Berne pour affirmer l’autorité de leurs gouverneurs sur la région entre 1475 et 1798 (une liste complète jamais établie est livrée dans le volume) ; la force de la parole réformatrice de Guillaume Farel ; une identité vaudoise à construire dès 1798 ; la rue de Jérusalem et la ruelle de Sous-le-Bourg , qui n’ont pas leur pareil dans le canton de Vaud, par la densité de leurs galeries de passage et d’habitation ; la valorisation du premier architecte aiglon, François Jaquerod (1818-1879), la construction de plusieurs églises allemande, catholique, église libre dans le courant du XIXe siècle.

Le lecteur entre dans les intérieurs, admire les vitraux, s’attarde devant les devantures et les rez-de-chaussée, emprunte à la dérobée des escaliers, goûte aux étals du marché, entend résonner les carillons qui animent les campaniles et la Tour de Ville, étanche sa soif aux nombreuses fontaines.

L’ouvrage se mue en un inventaire systématique, commente l’ensemble des sociétés, met en rapport les ponts audacieux avec les trains qui désenclavent les villages de montagne et ramifient les localités de la plaine, au tournant du XIXe siècle ; la gare ferroviaire d’Aigle est inaugurée le 10 juin 1857. Des figures emblématiques ont fait rayonner la cité : Frédéric Rouge (1867-1950), peintre et artiste populaire ; Hugo Reitzel et ses successeurs y commercialisent la moutarde et différentes saveurs ; depuis 1909 ; la famille Leyvraz a fait du « Bitter des Diablerets » (1876-1976), l’apéritif des Suisses ; à défaut ou en plus, on pouvait déguster de la bière et de l’Eau minérale alcaline aiglonnes, sans oublier les produits du terroir viticole. Le label « ville des bains » a été conféré à Aigle le temps du Grand Hôtel (1872-1952), qui lui a donné aussi une renommée internationale, relayée depuis par l’ouverture du siège de l’Union cycliste internationale en 2002.

On ressort du foisonnement d’informations, étourdi, tant le livre ouvre de pistes nouvelles, fait état de chronologies jamais établies. Les défis ont certes changé. On ne comptabilise plus, comme entre 1601 et 1798, le nombre de bêtes féroces tuées : 1135 loups, 245 ours, 111 lynx et 25 aigles. C’est dorénavant l’environnement et le développement durable qui questionnent les édiles et qui situent le livre à un tournant de la ville. Il « agit comme un miroir : il nous renvoie les images d’autrefois tout en nous interrogeant sur les choix futurs ». Une manière pour le syndic d’Aigle, Frédéric Borloz, de qualifier l’apport de la monographie : éclairer, enseigner, inspirer et stimuler. Assurément, le livre fait déjà partie de l’histoire d’Aigle.

Gilbert Coutaz


[1] Henri-Louis Guignard, « La réalisation d’une monographie communale », dans RHV, 121, 2013, pp. 137-141.