CR29 Antoine CHOLLET, Alexandre FONTAINE, Expériences du tirage au sort en Suisse et en Europe (XVIe-XXIe siècles)

Antoine CHOLLET, Alexandre FONTAINE (dir.), Expériences du tirage au sort en Suisse et en Europe (XVIe-XXIe siècles) : actes du colloque international de Lausanne (27-28 octobre 2017), Berne : Bibliothek am Guisanplatz, 2018, 324 p. (Olivier Meuwly)

Si l’on en croit nombre d’analystes et les foucades de politiciens européens flirtant parfois avec les extrêmes, la démocratie libérale serait en crise. Mais de quelle démocratie parle-t-on ? Est-ce le principe démocratique lui-même qui serait en crise ou l’une de ses formes d’application ? Ou assisterait-on au déclin du libéralisme en tant que support des libertés fondamentales et matrice du système démocratique moderne ? Le débat est ouvert, mais la démocratie de type représentatif paraît bel et bien ployer sous le poids de critiques de plus en plus intenses. L’idée de la nécessité parlementaire est à l’évidence soumise à de lourdes pressions. Le problème remonte assurément aux années 1970, mais il a pris une dimension inédite depuis la crise économique et financière des années 2008 et 2009.

La confiance dans les institutions et les partis politiques garants de la vie parlementaire en est sortie gravement ébranlée. La Suisse est moins touchée grâce à la stabilité qu’engendre une démocratie directe adossée à des procédures fiables et solides, mais l’Europe est frappée de plein fouet. Comment dès lors réparer cette confiance écornée dans un contexte où les « élites » sont jugées a priori corrompues ? Comment réinventer une démocratie qui ne satisferait plus les promesses d’égalité qu’elle était censée contenir ? Depuis le début des années 2010, les idées se sont succédé à travers de nouveaux partis, à droite ou à gauche de l’échiquier politique, puis à travers les appels répétés en faveur d’une démocratie authentiquement participative. Ce mouvement a franchi un nouveau palier avec les Gilets jaunes français et leur demande de créer un référendum d’initiative citoyenne (RIC), directement inspiré du système helvétique. Et dans cette frénésie de démarches diverses convergeant toutes vers un renouveau démocratique a surgi une autre idée, que d’aucuns croyaient vouée à l’oubli de l’histoire : le tirage au sort.

Cette idée possède ses théoriciens et ses activistes, tous convaincus du bien-fondé d’un retour au tirage au sort pour dépouiller les processus politiques des intrigues et des conflits d’intérêts qui le mineraient. Le tirage au sort seul restituerait la vraie conduite des affaires au peuple, appelé à s’intéresser au bien public car susceptible d’être impliqué dans processus décisionnels à tous les instants. Si certains réservent le tirage au sort à certaines opérations ou niveaux de décision, d’autres l’envisagent même pour les plus hautes fonctions traditionnellement électives. Gil Delannoi vient ainsi de publier, aux Presses de science politique, un véritable manuel du tirage au sort avec arguments politiques à la clé (Le tirage au sort. Comment l’utiliser ?, 2019). Et le même auteur était précisément convié à un passionnant colloque organisé en octobre 2017 sous la houlette d’Antoine Chollet et d’Alexandre Fontaine, et consacré à l’histoire et à l’actualité du tirage au sort. Le présent ouvrage, dirigé par les deux mêmes chercheurs, en constitue le fruit et tombe à point nommé pour rappeler que le tirage au sort, au-delà des espoirs qu’il éveille chez les uns et les autres, a une histoire, qui ne se borne pas à l’Athènes de Démosthène…

Resituer le tirage au sort dans son historicité, à l’étranger, mais en Suisse aussi, voilà le grand mérite de l’ouvrage. Longtemps considéré comme le pilier naturel de tout régime démocratique, le tirage au sort répond à des objectifs divers, mais dont le principal, comme l’évoque Maud Harivel dans sa contribution sur le tirage au sort dans les républiques de Gênes et de Venise entre les XVIe et XVIIIe siècles, consiste bien dans la lutte contre les intrigues auxquelles s’adonnaient les grandes familles de ces deux cités commerçantes. Comme dans la Grèce antique, ce donc n’est ni la religion ni le respect d’une égalité enfin réalisée qui guide le recours au sort, mais bien la volonté de désamorcer les rivalités entre factions revendiquant le pouvoir ou de briser les tentatives de corruption des élections dont aucun système n’était protégé, y compris dans les mythiques Landsgemeinden. Comme le montre Aurèle Dupuis, entre 1640 et 1798, l’utilisation d’une main innocente devait anéantir les manœuvres dont les ambitieux faisaient leur quotidien pour éviter toute mauvaise surprise le jour des élections importantes. Le sort, préservatif de la corruption ? Pas toujours car souvent les élus du destin revendaient leur « privilège » à ceux qui tenaient à siéger dans les conseils…

Mais l’exemple glaronnais rappelle que la Suisse de l’Ancien Régime, soucieuse de son image républicaine et évidemment hermétique aux fonctionnements démocratiques, hormis dans les cantons à Landsgemeinde soumis malgré tout à la domination de quelques puissantes familles, a fait un emploi assez large du tirage au sort. Pas tellement au niveau de la Confédération, comme l’explique Andreas Würgler, car la Diète était amenée à prendre des décisions matérielles et non à procéder à des choix de personnes. Mais nombre de cantons y recouraient pour désigner leurs délégués à cette assemblée générale des cantons de l’Ancienne Confédération. Le sort est également utilisé dans de nombreux Etats confédérés pour la désignation de leurs autorités locales, comme la raconte Nadir Weber qui a exploré la correspondance d’Albrecht von Haller. Mais surtout dans les communes, ainsi dans le Pays de Vaud, à Yverdon notamment. Patricia Brand et Catherine Guanzini ont ausculté attentivement les procédures en vigueur et ont été capables de reconstituer dans le détail l’ensemble des opérations « électorales ».

Mais l’arrivée des idéaux promus par les Révolutions américaine et française, le tirage au sort semble incapable de traduire l’authentique volonté peuple, qui perce des choix rationnels exercés par chaque citoyen. Il n’empêche qui si le tirage semble rapidement condamné, les premières constitutions républicaines lui réservent encore une place de choix. Non pas dans la Constitution américaine, si encline à contenir l’expression politique du peuple dans les limites du strict raisonnable, mais dans la France du Directoire, du moins à titre subsidiaire. C’est la Constitution de la République helvétique qui, sous la plume de Pierre Ochs, lui accordera une place de choix, comme le décrit Maxime Mellina, dans la nomination des directeurs. Puis, partout, il disparaîtra, pour ne subsister que dans des cas exceptionnels, ainsi pour départager deux candidats comptant le même nombre de voix. Mais le sort ne paraît plus capable de répondre aux canons démocratiques des XIXe et XXe siècles. Jusqu’à aujourd’hui. Simple illusion d’optique dans un monde instable ? Effet durable ? La rationalité des choix démocratiques à l’œuvre depuis deux cents ans s’imposera-t-elle à nouveau in fine ? En tout cas, la recherche est active, comme le démontre la contribution de Dimitri Courant dans le même recueil.

Olivier Meuwly