CR27 Lorenzo TOMASIN, L’empreinte digitale

Lorenzo TOMASIN, L’empreinte digitale. Culture humaniste et technologie, Lausanne : Antipodes (Contre-pied), 2018, 107 p. (Nicolas Gex)

Les nouvelles technologies sont présentes jusque dans le moindre recoin de nos vies quotidiennes. Les sciences humaines, les « humanités », n’y ont pas échappé. Lorenzo Tomasin propose de prendre de la hauteur et d’examiner de manière critique les implications et les dangers que fait planer sur les humanités le recours massif à l’informatique, appuyé par une confiance béate en l’objectivité apparente de la machine. Comme il le relève lui-même, des réflexions de ce type, constructives et sans concession, restent rares. A aucun moment, l’auteur ne tient des propos passéistes, regrettant le monde d’avant, où le copier-coller s’effectuait avec une paire de ciseaux, un pot de colle et du papier. Au contraire, grâce à sa propre expérience de chercheur (Lorenzo Tomasin est philologue, spécialiste de la langue italienne) tôt confronté aux potentialités et aux limites offertes par les outils numériques, il pose un regard rigoureux et lucide sur l’usage de la technologie dans les sciences humaines. Il livre ses réflexions dans ce bref et dense ouvrage, très lisible, en dépit de développements complexes. Malgré quelques coups de griffes bien sentis en direction des Homais du numérique fascinés par un monde qu’ils s’imaginent comprendre, il s’agit bien d’un essai et non d’un pamphlet. L’ouvrage se concentre sur les enjeux du numérique dans trois domaines : l’éducation, la recherche scientifique et les politiques et stratégies culturelles, souvent menées par des responsables « inaptes à comprendre le présent et à dessiner l’avenir » (p. 10). Les lignes qui suivent, sans résumer l’ouvrage, cherchent à souligner quelques traits saillants des thèses de l’auteur, distillés à travers les sept chapitres qui composent ce volume.

L’auteur dénonce la tendance qui consiste à juger les disciplines humanistes selon des critères d’utilité/d’inutilité. Ces derniers deviennent déterminants pour hiérarchiser les connaissances et surtout pour attirer des financements des pouvoirs publics ou des organismes de soutien à la recherche. Cette tendance délétère a été renforcée par l’adoption du processus de Bologne, car chaque discipline a dû montrer son caractère applicable. Dans ce débat vain où des arguments spécieux sont avancés par les partisans d’une approche utilitariste du savoir, l’auteur estime que « la conviction de nombreux lettrés que les lettres peuvent être considérées comme inutiles, mais aussi que le principe d’utilité (ou alors d’un certain genre d’utilité) est déterminant dans la construction des hiérarchies éducatives » (p. 73) a induit une forme de syndrome de Stockholm ou une « automutilation inconsciente » (p. 74) des acteurs des sciences humaines. Lorenzo Tomasin essaie de déterminer la source de ce phénomène. En linguiste qu’il est, il avance l’hypothèse que cette situation découle en partie de « la condescendance générale avec laquelle les langues européennes ont considéré la distinction entre le bloc des sciences mathématiques, physiques et naturelles, d’une part, et les sciences humaines, d’autre part, en utilisant des polarités conceptuelles bien plus génériques ou incongrues par rapport à cette répartition. » (p. 74). Les acteurs de la culture humaniste portent aussi une part de responsabilité, en raison de leur incapacité durant longtemps à entretenir le moindre dialogue avec la culture scientifique.

L’auteur le rappelle à de nombreuses reprises : la technologie, l’informatique en particulier, est un ensemble d’outils. Ils ont certes transformé la recherche dans les disciplines humanistes, notamment dans l’exploitation de données, mais ils sont et restent des outils. La recherche en sciences humaines repose sur un principe de base indépassable : la lecture et la relecture inlassables des sources. Cette opération peut être partiellement déléguée à des machines et révéler des tendances intéressantes. Néanmoins, cette approche induit une perte de connaissances si elle est systématisée et appliquée pour elle-même, sans base méthodologique ou épistémologique solides. Il en résulte une sorte d’hybridisme mi-humaniste, mi-informatique, où l’intérêt réside dans la dimension innovante et purement technique de la démarche et non dans l’apport heuristique. La forme du résultat, souvent visuelle, importe plus que le fond. Cette tendance est illustrée, pour l’histoire, par l’encouragement, ardemment soutenu par quelques responsables politiques, à privilégier, grâce aux outils technologiques, des reconstitutions virtuelles. Il en résulte une gamification du passé, qui n’apporte ni connaissances ni interprétations nouvelles (p. 89). Le contenu est évacué au profit d’un effet visuel, aplatissant la complexité du passé. Dans un autre domaine, Lorenzo Tomasin souligne que, si la tendance à vouloir enseigner le « fact checking » dans les écoles est louable, il serait plus pertinent d’initier les élèves aux rudiments de la critique textuelle, option hélas terriblement moins spectaculaire (p. 84).

Les « nouveaux prophètes [qui] se plaisent aujourd’hui à prédire la fermeture des bibliothèques » (p. 39) en prennent également pour leur grade. Lorenzo Tomasin souligne l’absurdité de cette proposition, en l’illustrant par un parallèle définitif : penser se passer des connaissances précédentes grâce aux connaissances numérisées, notamment en éliminant physiquement les ouvrages qui auront été au préalable numérisés, reviendrait à « s’imaginer que, de par l’existence de la matière plastique, le bois, le métal, le verre et d’autres matériaux archaïques sont à jamais dépassés » (p. 46). Dans le même ordre d’idée, il dénonce la mode qui consiste à communiquer dans un anglais standardisé et appauvri, le Globish. Même si ses thuriféraires le comparent au latin à l’époque médiévale, ils se trompent : le latin était la langue commune des lettrés parce qu’il était suffisamment complexe pour traduire des concepts qui étaient difficilement exprimables dans des langues vernaculaires encore en formation. Au contraire, le Globish est un idiome simplifié, utilisé par des personnes qui ne maîtrisent même pas leur propre langue et qui sont donc inaptes « à refléter la complexité et l’extraordinaire richesse de l’humanité, [ce qui] nécessite une palette toujours plus riche de nuances » (p. 71).

Après avoir dénoncé les travers, non pas tant de l’usage des technologies numériques dans les sciences humaines, mais de la vanité du discours et des pratiques tendant à faire des humanités numériques une fin en soi, l’auteur conclut son essai par une invitation à prendre du recul. Il suggère de remplacer certaines habitudes, dont une forme d’addiction au tout numérique, par une sobriété dans ce domaine, qu’il nomme une « sorte de nouvelle et raisonnable écologie culturelle » (p. 98).

Nicolas Gex