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Carole VILLIGER, Le choix de la violence en politique, Lausanne : Antipodes, 2019, 158 p. (Ami-Jacques Rapin)
L’ouvrage est composé de quinze entretiens réalisés par Carole Villiger dans le cadre d’une recherche, apparemment sa thèse de doctorat. Deux séparatistes jurassiens, neuf militants d’extrême-gauche, deux idéologues d’extrême-droite, un procureur tessinois, Dick Marty, et un « sympathisant » de l’Etat islamique (en fait un combattant volontaire s’étant rendu sur zone, en Syrie, où il suivit un entraînement militaire) s’y côtoient dans une sorte d’introspection polyphonique sur la violence politique. Le choix de la violence en politique fait ainsi suite à Usages de la violence en politique, publié deux ans plus tôt chez le même éditeur, l’un constituant une partie du matériau faisant l’objet des analyses développées dans l’autre. La lecture des deux est tout indiquée pour qui veut saisir la cohérence des témoignages réunis dans le présent recueil ou pour qui veut mieux comprendre ce qui a contribué à nourrir les réflexions de Carole Villiger.
Considérés en tant que tels, ces témoignages sont d’intérêt variable. Le premier est aussi paradoxal – compte tenu du titre de l’ouvrage – que sympathique. « Je n’étais pas violent » affirme Pierre-Alain Baehler, son activisme pour la cause s’étant limité à une participation, semble-t-il fort peu émeutière, aux journées de Moutier des 7 et 8 septembre 1975 et au maniement du pinceau, tantôt pour tracer des drapeaux jurassiens, tantôt pour maculer des drapeaux bernois. Changement d’époque et de registre d’action avec le second militant jurassien du recueil, l’un des protagonistes de l’affaire Christophe Bader, du nom de cet activiste qui périt, le 7 janvier 1993, dans la détonation prématurée de l’explosif qu’il avait l’intention de déposer à la Rathausplatz 2 à Berne. « S. » était membre du trio parfois présenté comme le « 3e Front de libération du Jura » ; il en était plus précisément l’artificier. Son témoignage détaille la préparation du double attentat, sa réticence initiale à se charger de perpétrer celui de Courtelary (visant le domicile de Guillaume-Albert Houriet, député au Grand conseil bernois et leader du groupe Sanglier), les moments difficiles qui suivirent son arrestation et se termine par un étonnant : « Je ne regrette rien. » Etonnant dans la mesure où « S. » bénéficia du sursis lors de son procès devant la Cour pénale fédérale, en juin 1995, en raison de son « repentir sincère ».
Parmi les neuf témoignages de militants d’extrême-gauche, quatre retiennent plus particulièrement l’attention. « A. » est le personnage le plus profilé du recueil si l’on raisonne en termes d’accusations portées à son encontre en Italie (meurtre d’un étudiant d’extrême-droite en 1975, implication dans l’assassinat de deux magistrats et dans l’affaire Aldo Moro en 1978) et de condamnation en Suisse (dix-sept ans de prison pour sa participation à l’exécution du juge Girolama Tartaglione en Italie). A vrai dire, seule cette condamnation relie l’activisme violent de « A. » au pays dont il prit la nationalité seulement en 1987, sa mère étant tessinoise ; non extradable, il fut jugé en Suisse pour une partie des actes dont l’accusait la justice italienne. Plutôt évasif sur le rôle exact qu’il joua dans les Brigades rouges (il avait nié son appartenance au groupe lors de son procès devant la Cour d’assise de Lugano en 1989), il se révèle plus loquace sur son procès, son emprisonnement et sa réinsertion qui fit grincer quelques dents en Italie, au Tessin et dans une université de Suisse romande. Le témoignage de Gianluigi Galli et le plus long et le plus intéressant du recueil. Après avoir retracé son parcours dans l’extrême-gauche tessinoise, il expose le processus de radicalisation des luttes sociales en Italie et le soutien apporté par le Secours rouge tessinois aux militants transalpins recherchés par la police. Aux demandes d’hébergement initiales succédèrent des sollicitations pour fournir en armes et en explosifs les groupes radicaux italiens. Cette collaboration active des militants tessinois cessa après 1974, « l’homicide politique [étant] devenu une pratique courante [en Italie], ce qui était inacceptable à nos yeux ». Gianluigi Galli et quatre de ses camarades furent effectivement condamnés, lors d’un procès de 1981, pour des infractions commises – uniquement – durant la période 1972-1974. L’évocation de l’enquête et du procès est l’occasion d’une critique virulente du procureur du Sopraceneri, Dick Marty, qui n’est malheureusement pas interrogé sur le sujet lors de l’interview ultérieure qu’il accorda à Carole Villiger. Le témoignage de Marina Berta s’inscrit également dans le cadre des réseaux de solidarité transnationaux. Les attentes de ceux qui espéraient en savoir plus sur le dossier des « amis suisses de Carlos », selon l’expression popularisée par la presse dans les années 1990, seront quelque peu déçues. Même si Marina Berta se livre plus que Giorgio Bellini, arrêté en même temps qu’elle en 1994 et également interviewé par Carole Villiger, elle se contente d’apprécier les caractères des membres du « groupe Carlos » qu’elle trouvait « sympathiques et sérieusement engagés », celui de Carlos, « doté d’un grand charisme », de son bras droit – probablement Johannes Weinrich –, « un homme tragique, beau, avec un grand cœur », et de Bruno Breguet, « une merveilleuse personnalité ». Que ceux que le propos choque se rassurent, Marina Berta a tiré les leçons de ses expériences. Elle est maintenant « strictement contre [les actions politiques violentes], même pour des actions qui causent « seulement » des dégâts matériels, ça n’amène à rien du tout ». Enfin, mentionnons, avec, il faut l’avouer, un peu de dépit, le jugement rétrospectif de Daniel de Roulet sur l’incendie du chalet d’alpage d’Axel Springer, à Rodomont-Derrière en janvier 1975, qu’il assimile à une action, « idiote », au « caractère franchement nationaliste ». Le lecteur d’Un dimanche à la montagne avait cru comprendre qu’il s’agissait d’une performance romantico-révolutionnaire et préfère conserver l’idée d’un « terroriste du dimanche » qui n’avait pas « hésité à passer à l’action pour [l]es beaux yeux [verts] » de sa compagne d’alors.
Comparativement, les deux témoignages des idéologues d’extrême-droite présentent peu d’intérêt. Pascal Junod profite de l’opportunité pour contraster l’action des skinheads – dont les violences sont, selon lui, « surmédiatisées » – et celle des Chaoten, sans oublier de dire tout le mal qu’il pense de l’article 261bis du Code pénal, alors que Gaston Armand Amaudruz se lamente au souvenir de l’époque où il pouvait « dire beaucoup de choses… ».
Enfin, le témoignage de « R. » renvoie au problème des « rapatriés » du djihad, et peut-être aussi à celui de l’exposition médiatique d’une personnalité fragile. Ne retenons que cet échange : « Que pensez-vous de la violence comme moyen d’action politique ? Je suis contre ! Mais je voulais combattre Bachar et aider la population qui souffrait. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit. J’ai accepté les armes pour me défendre et je n’ai jamais voulu tuer. »
Si, en l’occurrence, le choix de la violence semble avoir été mal assumé par ce djihadiste velléitaire, l’ensemble du recueil laisse un sentiment différent dans lequel ce n’est pas l’idée du choix qui prédomine, mais celle du refus. Refus de la violence par principe, parfois aux époques évoquées ou, plus généralement, rétrospectivement ; refus de la violence homicide, du moins pour les militants suisses, soit dans la perpétration des quelques attentats rapportés dans ces pages, soit dans le soutien apporté aux groupes radicaux italiens.
Ami-Jacques Rapin