Home / CR23 Dominique DIRLEWANGER, Les couleurs de la vieillesse
Dans cet ouvrage fouillé et finement écrit, Dominique Dirlewanger s’emploie à nous faire parcourir 50 ans d’histoire culturelle de la vieillesse. Entre 1940 et 1990, il nous propose une typologie chromatique des représentations de la vieillesse en Suisse et en France, construites par les spécialistes, les politiques, relayées et produites par les médias. Pour cela, il s’appuie sur un matériau médiatique (articles de presse, magazines, reportages, débats radiophoniques et télévisés, affiches publicitaires), des films et romans qui influencent l’opinion publique. Il se base aussi sur des avis de spécialistes (médecins, gérontologues, démographes), les rapports Laroque en France (1962) et Saxer en Suisse (1966) sur les « problèmes posés par la vieillesse » qui instituent les politiques publiques de la seconde moitié du XXe siècle. La conjugaison des médias et des avis d’experts contribue à faire l’histoire culturelle des représentations de la vieillesse de ces années-là. Au fil du texte et du temps, la tension entre vieillesse positive et négative traverse les époques. Tantôt prétexte à s’enorgueillir, tantôt motif à de funestes prédictions, la figure de la vieillesse sert des desseins divers. Parions que cette tension historique continue de scinder nos conceptions actuelles. C’est un des enseignements majeurs du livre de Dominique Dirlewanger, « La Vieillesse » n’existe pas. Son usage contribue à révéler les discours politiques et socio-historiques situés.
Arrêtons-nous sur la vieillesse grise, celle des démographes. Leurs prévisions chiffrées marquent profondément l’histoire morale de la vieillesse. La structure par âge visibilise « les vieux », les opposants aux catégories des actifs et des productifs. Le terme « vieillissement-de-la-population » (Alfred Sauvy, 1er usage en 1928) porte en lui une visée politique et idéologique aux accents natalistes ou familialistes simplifiant ainsi des relations complexes entre natalité, nuptialité et mortalité, sans inclure par ailleurs la dimension migratoire. Cette structure sociale, modélisée sous forme de pyramide, entraîne des débats sur les coûts à faire porter aux plus jeunes qui, une fois à la retraite, ne sont pas sûrs à leur tour d’être soutenus. Cette ligne de fond continue de nous occuper aujourd’hui encore. La vieillesse verte contrecarre pour un temps la vision des démographes, en ayant notamment recours à la figure des centenaires. Résistants, ils ont valeur morale et sont célébrés dans ce but. Héros de mises en scène médiatiques, ils incarnent la potentialité d’une vieillesse en bonne santé pour tous. L’énigme de la longévité humaine occupe les spécialistes et voit fleurir toutes sortes d’émissions, avec une résurgence du thème dans des programmes télévisuels de science-fiction des années 1970. À l’aune de découvertes médicales, les spécialistes vont reverdir la vieillesse. Ils se centrent d’une part, sur le phénomène du bien vieillir et s’intéressent d’autre part, à la montée en puissance du regard noir de la psychiatrie âgée sur les démences séniles, sélectionnant du même coup le 3ème âge, lieu de tous les possibles, en opposition au 4ème âge, temps des atteintes inéluctables. Dans les années 1950, les sociétés gérontologiques voient le jour en France et en Suisse. Le processus de vieillissement (normal ou non – maladie ou pas) y est étudié. Émergent de nouvelles catégories, les séniors, les jeunes-vieux, les vieux-vieux, etc. pour tenter de saisir les étapes d’une vie qui s’allonge. Les politiques de la vieillesse (constats, conditions de vie et catalogues de mesures) sont teintées vert-de-gris, oscillant entre une vieillesse dont il faut se réjouir (les 60-70 ans) et une vieillesse qu’il convient de craindre (les plus de 80 ans). Puis, les lieux du vieillir, entre ombre et lumière, deviennent objet d’intérêt. Les institutions pour personnes âgées et le domicile sont mis sous la loupe de reportages et de publications vantant les bienfaits ou les méfaits de telle ou telle solution, ayant surtout comme projet d’éloigner l’image des « mouroirs ». Autour de 1980, établissements médico-sociaux (EMS) en Suisse et établissements d’hébergement pour personnes âgées (EHPAD) en France ont pour projet de remplacer les asiles à la dimension par trop carcérale. La notion de qualité de vie s’impose. Elle donne lieu à une représentation individualisée des prises en charge. Avec la vieillesse dorée, c’est la retraite active qui est saisie. Vieillir devient simultanément un projet moral et un art. Les activités sont centrales pour lutter contre les effets psychiques et physiques de l’âge. Le vieillissement réussi est actif, il remplace le droit au repos. Cette amélioration des conditions d’existence à la retraite trouve son apogée avec l’émergence du papy-boom, la vieillesse argentée, au pouvoir d’achat non négligeable. La personne âgée devient consommatrice de voyages, d’assurances sur la vie et autres produits expressément calibrés. Les Etats réorganisent la prévoyance vieillesse et son financement. Du point de vue privé comme de celui des politiques publiques, il convient de prévoir. Cette représentation dominante d’une vieillesse argentée masque les inégalités de classe et de genre qui traversent l’histoire et persistent. La vieillesse mauve des femmes reste un chapitre à part. Elle se lit en pointillé, invisibilisée par celle de l’Homme, figure historique du rapport au travail salarié fondant les politiques sociales. Vieilles et veuves, les femmes seraient un double problème. L’émergence de la grand-parentalité les remet sur le devant de la scène, productrices des solidarités sociales et familiales, renforçant de ce fait les effets de genre. L’ouvrage se termine, avant un chapitre récapitulatif et conclusif, sur le rayonnement infrarouge d’Eros et Thanatos. La sexualité et la mort, toutes deux taboues, caractérisent simultanément la vieillesse active et mourante. Les débats sur la sexualité, comme ceux sur la mort, l’euthanasie et l’aide à mourir sont l’objet de nombreux débats médiatiques. Tous reprennent la tension classique qui traverse les représentations de la vieillesse, entre une vie qui vaut encore la peine d’être vécue et celle qu’il convient d’abréger.
Sur 50 ans d’histoire, Dominique Dirlewanger nous offre un formidable panorama des représentations culturelles de la vieillesse. Limite de la métaphore, un petit bémol concerne l’usage des couleurs qui n’appartiennent pas toutes à des univers symboliques identifiables. Ceci n’enlève rien au propos qui éclaire de façon pertinente nos représentations, passées et actuelles. L’ouvrage nous encourage surtout à déconstruire les discours de tous ordres sur la vieillesse, celle-là même qui nous concerne, concernera, tous et toutes.
Annick Anchisi