CR21 Hervé DE WECK, Pierre STREIT, Et si la Suisse avait été envahie ?1939-1945

Hervé DE WECK, Pierre STREIT, Et si la Suisse avait été envahie ?1939-1945, Bière : Cabédita, 2019, 184 p. (Jean-Jacques Langendorf)

Un train peut en cacher un autre, comme un titre cacher un contenu différent. Le lecteur qui ouvre le présent livre pense qu’il va se trouver face à une uchronie, confronté à ce que les Anglo-Saxons nomment la « virtual History ». Autrement dit, que serait-il advenu de la Suisse si elle avait été envahie par la Wehrmacht et livrée aux nationaux-socialistes ? Or rien, ou presque, de tout cela dans le présent ouvrage qui se structure en deux parties. La première est due à la plume de Hervé de Weck, professeur d’histoire, ancien officier de renseignements et ancien rédacteur en chef de la Revue Militaire Suisse. La seconde à Pierre Streit, colonel EMG, qui travaille actuellement au sein du commandement des opérations de l’armée suisse, ancien directeur du Centre d’histoire et de prospectives militaires (Pully) et auteur de nombreuses publications, au même titre qu’Hervé de Weck. Cette dernière trace à larges traits l’évolution des menaces auxquelles la Confédération a été exposée entre 1939 et 1945, tout en distinguant entre la menace perçue, souvent imaginée, et la menace réelle, parfois méconnue, ce qui le conduit nécessairement à se pencher sur l’activité du service de renseignements helvétiques (SR) Que savaient-ils ? Quelles étaient la qualité et la fiabilité de leurs informations ? Au préalable, l’auteur retient un point qui doit nous inciter à modérer nos critiques : à savoir le confondant rachitisme de ce service. Avant la guerre, il ne comptait que 9 officiers qui passeront à 48 en juin 1940, provenant d’un recrutement hétéroclite. « Certains collaborateurs pensent à l’essentiel, manifestent courage et dévouement, D’autres ont la vue courte, se montrent jaloux et autoritaires. » Le brigadier (depuis 1942), Roger Masson, le chef du service, agit avec beaucoup d’indépendance, et puise ses informations à de multiples sources, privées ou non, la plus connue étant la « Ligne Viking », dont le ou les informateurs se meuvent dans les hautes sphères de la Wehrmacht et qui n’ont pu être identifiés à ce jour. Elle fournit des informations fiables et d’autres qui ne le sont pas. Le SR va également collaborer avec les services alliés, américains et britanniques, mais aussi utiliser le témoignage de voyageurs et dépouiller attentivement la presse des belligérants. Parmi un des échecs du SR – que le livre ne mentionne pas – on peut évoquer le fait qu’il n’a pas compris que les déploiements allemands sur sa frontière nord (1939-1940), dans le pays de Bade et le long du Rhin, n’ont été qu’un leurre mis en scène par l’OKH (Ober Kommando des Heeres) pour faire croire que ce serait le territoire suisse qui serait emprunté afin de tourner l’aile droite du dispositif français et la ligne Maginot. Cette concentration fictive n’a pas été décelée comme telle par le SR et il en résulta la conviction que la Suisse allait être attaquée dans la nuit du 14 au 15 mai 1940. Il faudra attendre le livre de Christian Vetsch, publié en 1973, Aufmarsch gegen die Schweiz, complété ultérieurement par un album photographique publié en Allemagne, pour qu’on comprenne en Suisse la vraie nature de la tromperie. « Il est assez singulier, écrit l’historien Willi Gautschi dans sa biographie de Henri Guisan (Lausanne, Payot, 1989) que l’armée et la population suisses soient tombées dans le piège d’une supercherie de grande envergure pendant la panique des jours de Pentecôte [1940] alors que l’Allemagne n’avait à ce moment aucune intention agressive contre son petit voisin. » A la décharge du SR suisse, on se souviendra que son homologue allemand, autrement étoffé et expérimenté, est également tombé, en 1944, dans le piège de l’opération Fortitude, destinée à faire croire à Hitler que le débarquement aurait lieu dans le Pas de Calais.

Si le grand public a pris conscience de l’existence de Roger Masson, c’est en raison de ce que l’on a nommé « l’affaire Schellenberg ».  Le chef du SR suisse avait noué des liens avec le Standartenführer Walter Schellenberg (colonel SS) qu’il avait rencontré sur territoire allemand en 1942. Il s’agissait dans la mesure du possible d’obtenir des informations sur les intentions de Hitler à l’égard de la Suisse et de donner l’assurance que son armée s’opposerait à un passage des Alliés débarqués en Italie. Grâce à l’entremise de Masson, le général Guisan rencontra Schellenberg en mars 1943 à deux reprises. Or, une fois connues, après la guerre, ces rencontres ont été vivement critiquées, les auteurs écrivant à juste titre : « Un SR, pour dissiper dans la mesure du possible le ‘brouillard de la guerre », doit entretenir des contacts avec le diable lui-même. Si celui-ci peut lui fournir des informations […] Faut-il blâmer Roger Masson d’avoir […] rencontré Schellenberg pour tenter de percevoir les intentions d’Hitler ? […] L’affaire Masson dans l’immédiate après-guerre s’explique par le manque de ‘culture du renseignement ‘ de la classe politique et surtout des médias. » Cette première partie de l’ouvrage expose clairement la nature de la dialectique « menace » et « réponse à la menace », celle réellement perçue et celle imaginaire. Dans une autre perspective, elle se rallie aux vues des historiens militaires actuels qui sont d’accord pour considérer que la Wehrmacht, attaquant par le nord et par l’ouest en juin 1940, aurait rapidement occupé le pays et que c’est seulement par l’établissement du Réduit que les possibilités de résister sont devenues réelles. Quoi qu’il en soit, la présentation de de Weck constitue une bonne synthèse, aux qualités didactiques.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage Pierre Streit, nous présente les grands moments de l’uchronie, de cette histoire « qui se déroule autrement ».  Exemple : Que serait-il advenu si le major Davel avait réussi dans sa criminelle tentative, si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, si le débarquement de Normandie de juin 1944 avait échoué ? L’auteur mentionne les Tocsins dans la nuit de Willy A. Prestre, publié en 1934 à Neuchâtel et qui montre, avec crudité, ce qui se serait passé dans une Suisse occupée par les Allemands. En réalité, il ne s’agit pas là d’une uchronie, mais d’un roman d’anticipation car l’uchronie, elle, suppose non pas une projection dans le futur, mais bien un retour sur un passé modifié. Soulignons, en passant, que L’Histoire de la prise de Berne et de l’annexion de la Suisse à l’Allemagne (1872) du juge Genevois Samuel Bury n’est pas non plus une uchronie puisqu’elle situe l’invasion de la Suisse autour de 1921. En revanche, le récent Ich werde hier sein im Sonnenschein und im Schatten (2008), récit cataclysmique du Suisse Christian Kracht, est effectivement une uchronie, car décrivant la lutte de la République Socialiste Suisse contre le reste de l’Europe « fasciste » depuis près de cent ans, une Suisse que Lénine n’a pas quittée en 1917 et qu’il a conduite sur la voie du communisme dur et pur. Avec L’empire helvétique (1983), Henri de Stadelhofen s’appuie effectivement sur la réalité des relations conflictuelles entre la Suisse et l’UE, qui finit par imposer un blocus, entre autres pétrolier, à la Confédération qui réagit militairement et lance ses divisions blindées contre la France. Le livre de Gérard Benz, 24 décembre au soir… la guerre (1987) qui évoque une Suisse à l’époque de la guerre froide entrainée dans la troisième guerre mondiale, relève également, mais à la limite, de l’uchronie, car il se veut surtout une présentation de l’armée helvétique.

Les scénarios présentés par Streit relèvent plus du prévisionnisme d’état-major que de l’uchronie, de plans dressés pour faire face à une éventuelle attaque ennemie. L’ouvrage s’achève par la question classique : « Pourquoi la Suisse n’a pas été envahie ? » L’analyse de Pierre Streit est empreinte de bon sens lorsqu’elle souligne la complexité des éléments internes et externes ayant joué un rôle dissuasif, dont l’organisation d’un Réduit national.

En résumé : Une bonne synthèse qui se cache derrière un mauvais titre. 

Jean-Jacques Langendorf