CR20 Joël JORNOD, La conquête des clients : les magasins Gonset et la Suisse occidentale (1920-1960)


Joël JORNOD, La conquête des clients : les magasins Gonset et la Suisse occidentale (1920-1960), Neuchâtel : Editions Alphil, 2019, 442 p. (France Terrier) 

Aller chez Gonset à Yverdon-les-Bains, à la fin des années 1970, c’est se rendre dans un « moyen grand magasin » un brin désuet, proposant un vaste choix d’articles – vêtements, accessoires pour la maison, papeterie – de bonne qualité. On connaît généralement l’ancienneté du magasin, on ignore en revanche l’histoire de cette entreprise qui s’est développée dans toute la Suisse occidentale au cours de la première moitié du XXe siècle, comptant jusqu’à dix-neuf succursales.

Aussi cette publication – à l’origine un travail de thèse en histoire contemporaine présenté à l’Université de Neuchâtel – suscitera-t-elle sans doute une vive curiosité auprès des Yverdonnois-e-s comme des personnes intéressées par l’histoire du commerce de détail et de la consommation. L’ouvrage est bien davantage qu’une simple monographie d’entreprise. En effet, le point de départ de l’étude est Gonset, commerce fondé en 1870 dans la capitale du Nord vaudois, qui prend véritablement son essor au cours des années 1920 et perdure jusqu’à la fin des années 1970. Cependant l’auteur dépasse rapidement ce cas particulier pour s’attacher plus largement à l’histoire de la consommation et analyser les entreprises commerciales de moyenne dimension, aussi bien à l’échelle suisse que mondiale. S’appuyant sur une abondante documentation, il démontre avec des arguments d’une grande pertinence l’importance de leur rôle, aux côtés des grandes chaînes de distribution, dans l’évolution de la consommation.

 L’auteur commence par situer son étude, articulée en cinq chapitres thématiques, dans le contexte des recherches sur le commerce de détail, très nombreuses dans les pays anglo-saxons, mais beaucoup plus rares en Suisse. Il détaille ensuite la méthodologie retenue, fondée sur deux traditions de recherches distinctes. La première s’attache à l’histoire des entreprises et de leurs acteurs, montrant que l’état d’un marché dépend non seulement de l’offre et de la demande, mais également, dans une proportion non négligeable, des hommes qui produisent et vendent les marchandises. La seconde mêle histoire et sociologie pour tenter de cerner les interactions sociales entre les différents acteurs de l’échange ; elle éclaire en particulier les stratégies et les dispositifs techniques instaurés pour séduire les clients.

Suit un exposé des sources exploitées pour cette étude, en premier lieu, les archives privées de Gonset, encore en mains familiales. Les documents, rares pour le premier demi-siècle (1870-1920), se multiplient lorsque le petit commerce initial devient société anonyme en 1922, puis lors de la création, jusque dans les années 1950, de nouvelles sociétés commerciales et immobilières. L’auteur a pu consulter de nombreux autres documents : fonds d’archives d’entreprises, dont certains encore privés, revues professionnelles, ouvrages d’économistes de l’époque, statistiques, archives de l’association de commerçants, la Swiss Retail Federation, ainsi qu’une abondante littérature secondaire.

 Le deuxième chapitre retrace l’histoire des stratégies de conquête du marché, dès l’apparition des premières coopératives de consommation dans les années 1840. Les entreprises suisses se transforment véritablement à partir de la fin des années 1860, avant tout grâce aux nouveaux moyens de transport et de communication (poste fédérale, télégraphe et téléphone). Elles s’associent, échangent des informations, procèdent à des achats groupés, gagnent en importance et créent des succursales. A la fin des années 1890, quelques-unes acquièrent une dimension supra-régionale. Pour étendre leur influence, elles recourent à la prospection afin d’attirer les clients, engageant des représentants qui démarchent au domicile des consommateurs ou instaurant la vente par correspondance. Cette pratique s’étend au XXe siècle grâce à la distribution toujours plus rapide du courrier, à la baisse des frais de port et à l’introduction des chèques postaux pour le paiement des commandes.

Dans le domaine du commerce de détail, la Suisse accuse un retard d’une quarantaine d’années par rapport aux pays à la pointe en la matière, tels les Etats-Unis, la France ou la Grande-Bretagne. Cette situation serait imputable à la configuration du marché helvétique, à savoir une population restreinte (3,3 millions d’habitants en 1900), un nombre restreint de grandes villes, qui plus est de taille réduite en comparaison internationale, facteurs qui limitent le nombre de chaînes d’envergure nationale et de grands magasins, mais profitent aux entreprises plus modestes, comme Gonset. Ainsi l’entreprise yverdonnoise crée seize succursales en Suisse romande, principalement dans des localités d’importance régionale ou excentrées, à l’exception de Genève, ainsi qu’à Brigue, Laufon et Viège.

Comment Gonset propose-t-elle les marchandises aux consommateurs ? Dans le troisième chapitre, Joël Jornod s’attache à cerner cette activité fondamentale du commerce de détail au fil de contextes économiques variés, tels que la crise des années 1930, la Deuxième Guerre mondiale, le début des Trente Glorieuses, et enfin l’aube des années 1960, qui marque un nouveau développement. L’étude élargit le propos aux trajectoires des concurrents, aux détaillants indépendants comme aux chaînes urbaines et aux grands magasins.

On découvre ainsi que Gonset évolue dans le cadre même de ses magasins, mais aussi qu’elle noue des alliances, emploie des voyageurs de commerce, vend des articles par correspondance et multiplie les succursales qu’elle ravitaille par l’intermédiaire de sa propre centrale. Ce faisant, elle atteint une dimension « intermédiaire », entre le petit commerçant et les grandes chaînes basées dans les principales villes suisses, telles que Globus et Migros. L’auteur relativise ainsi le rôle de ces dernières dans l’évolution des pratiques de consommation, au profit de celui des détaillants indépendants et des entreprises moyennes, acteurs importants du changement grâce à leur très grande capacité d’adaptation.

L’analyse du cas Gonset permet de dégager un modèle de conquête du marché où rien n’est laissé au hasard : les lieux d’implantation, soigneusement choisis en fonction de leur accessibilité, des bassins de population qu’ils desservent et de la présence éventuelle de concurrence. Gonset sait aussi qu’elle touche à des consommateurs aux activités économiques variées, souvent industrielles, dans un environnement encore très marqué par l’agriculture. Elle s’adresse ainsi à une clientèle diverse et « cherche à vendre un peu de tout à presque tous », ce qui lui permet de répartir les risques.

Le quatrième chapitre aborde le second volet de la conquête des clients, à savoir les stratégies de captation. Chez Gonset, cet apprentissage est progressif et ne se déploie à l’échelle supra-régionale qu’à partir des années 1920. L’entreprise cherche alors à fidéliser ses clients, dont elle connaît les profils divers et les multiples attentes, en utilisant des dispositifs variés et en misant sur la confiance et l’habitude de la clientèle. Parallèlement, elle cherche de plus en plus à susciter les envies. A côté des encarts publicitaires dans les journaux, apparaissent les premiers catalogues, illustrés et en couleur. Gonset prend également soin des dispositifs architecturaux : les bâtiments, modernes mais non luxueux, contribuent à véhiculer l’image d’une chaîne accessible, fiable et de bon ton ; des décorateurs aménagent avec soin les vitrines et les espaces intérieurs, afin de créer des ambiances agréables, propices aux achats. L’entreprise tente ainsi de séduire les clients, avec une économie de moyens qui la distingue des boutiques haut de gamme et des grands magasins des villes importantes. Cette sobriété lui permet d’offrir à une clientèle nombreuse un large éventail d’articles à des prix avantageux.

Enfin, le cinquième chapitre s’interroge sur la réussite de ce processus de conquête des clients. On l’a vu, au cours de son existence, Gonset a tout d’abord misé sur des prix bas et la qualité de ses produits. Par la suite, elle cherche à séduire ses clients en véhiculant des images de plaisir et d’envie et se lance dans un programme d’agrandissement et de modernisation de ses magasins. Elle fait de plus en plus appel à des professionnels de la vente, à des graphistes, dessinateurs, publicitaires, vendeurs et décorateurs qui contribuent à sa réussite. Cependant, dans les années 1960, elle développe encore et toujours ses propres stratégies, informelles et intuitives, malheureusement sans recourir au marketing, cette nouvelle ressource qui se diffuse pourtant dès 1920 en Suisse. Mal lui en prend, car c’est peut-être ce qui lui aurait permis de se repositionner dans les années 1970 et de prendre un nouveau départ.

France Terrier