CR18 Grégory QUIN, Philippe VONNARD, Christophe JACCOUD (dir.), Des réseaux et des hommes

Grégory QUIN, Philippe VONNARD, Christophe JACCOUD (dir.), Des réseaux et des hommes. Participation et contributions de la Suisse à l’internationalisation du sport (1912-1972), Neuchâtel : Alphil, 2019, 230 p. (Sport et sciences sociales 1). (Nicolas Gex)

Depuis quelques années, l’histoire du sport en Suisse, un territoire « aux confins du monde historique habité » selon l’expression de Laurent Tissot et de Christophe Jaccoud (p. 8), est en plein essor. La conjonction de deux facteurs complémentaires explique ce dynamisme : l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs, notamment regroupés au sein de l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne, et un renouvellement du questionnement et des approches pour appréhender le fait sportif. L’ouvrage collectif dirigé par Grégory Quin, Philippe Vonnard et Christophe Jaccoud illustre cette tendance, en réunissant sept contributions substantielles, précédées d’une introduction historiographique de deux pionniers de la question, Laurent Tissot et Christophe Jaccoud. En s’intéressant au fonctionnement de différents réseaux et à leurs acteurs (le monde sportif est presque exclusivement masculin durant la période couverte par l’ouvrage), ce volume interroge la part prise, non pas par la Suisse, mais par des Suisses, dans le processus d’internationalisation du sport entre 1912 et 1972.

Les quatre premiers chapitres examinent le rôle des réseaux sportifs en Suisse dans le développement de certains sports et dans la reprise de relations internationales après les deux conflits mondiaux. Jérôme Gogniat propose une analyse parallèle de l’implantation en Suisse du football et de celle du rugby. Pratiqués dans les pensionnats anglais, qui ont servi de lieux de transferts pour ces pratiques, ils ont connu des destins opposés. Le premier a su s’implanter rapidement, grâce aux équipes de ces pensionnats (quatre des douze équipes fondatrices de l’ASF leur étaient liées), puis à l’appropriation de ce sport par la population locale, soutenue par des relais institutionnels et médiatiques. En revanche, le second, joué essentiellement par des équipes formées de Britanniques, disparaît rapidement du paysage sportif suisse, victime de sa réputation de sport brutal aux règles complexes.

Christian Koller s’arrête sur les positions différenciées des fédérations helvétiques de football et de hockey sur glace vis-à-vis de leurs homologues des pays vaincus après la Première Guerre mondiale. L’opportunité de reprendre les compétitions avec l’Allemagne reçoit deux réponses opposées ; celles de football ont vite repris, alors que la fédération de hockey sur glace s’aligne sur la position des vainqueurs, en refusant de renouer tout lien avec les équipes des anciennes Puissances centrales. Ces exemples soulignent à la fois les difficultés éprouvées par les neutres après la Première Guerre mondiale, ainsi que le rôle central d’acteurs individuels dans ce domaine, en l’absence de politique fédérale du sport. Cette situation particulière illustre la « complexité des relations entre le sport et la politique internationale » (p. 73).

Nicola Sbetti attire l’attention sur la continuité des relations entre sportifs suisses et italiens, autour de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce domaine, le sport s’aligne sur l’attitude de la Confédération, qui a maintenu des rapports officiels avec Rome, non sans ambiguïtés, durant tout le conflit. L’auteur invite à envisager avec prudence le rôle de la Suisse dans la réintégration de l’Italie dans le sport international, après une année d’« exclusion silencieuse » (1945-1946). Il propose de lui assigner plutôt le rôle de stabilisateur et de pilier du système sportif international, dans le cadre des efforts pour redorer sa propre image sur la scène mondiale.

Grégory Quin et Sébastien Cala consacrent un long chapitre au développement du ski en Suisse. Le passage de l’horizontale à la verticale, soit du ski dit nordique au ski dit alpin, marque profondément l’environnement dans lequel ce sport se pratique. Cette transformation nécessite l’adoption de nouvelles normes, édictées par diverses instances de régulation et d’encouragement, dont les Ecoles suisses de ski sont un acteur majeur. Les milieux touristiques ont joué un rôle non négligeable dans ce processus dès l’entre-deux-guerres. Cette contribution souligne les enjeux économiques liés à la question de l’institutionnalisation du ski et plaide pour une exploration croisée des archives des mouvements sportifs et des structures économiques.

La seconde partie de cet ouvrage est consacrée à la question des réseaux à travers des trajectoires individuelles. Il ne s’agit pas de tracer la biographie de tel ou tel individu, mais bien de souligner la profondeur des réseaux autour du sport et d’explorer leurs connexions tant à l’international qu’avec les secteurs politiques et surtout économiques. En ce sens, le monde des fédérations sportives internationales ne se distingue pas du reste des domaines où les élites helvétiques ont exercé leur influence. L’étude de Quentin Tonnerre sur les frères Albert et Otto Mayer, à l’influence non négligeable au sein du mouvement olympique entre 1946 et 1968, est presque un cas d’école, tant le mélange entre intérêts privés, intérêts industriels et interactions les milieux officiels est omniprésent. Cette fratrie s’est illustrée au sein du CIO : Albert comme membre suisse (1946-1964) et son cadet Albert comme chancelier (1946-1964). L’éloignement du président du mouvement olympique, Avery Brundage, leur a permis de piloter le navire olympique avec une grande liberté. A ce poste, ils ont ainsi veillé jalousement aux intérêts de l’horlogerie suisse, avec laquelle ils étaient liés professionnellement. Leur lobbyisme intense avait même suscité les réserves du président du CIO, qui y avait vu un conflit d’intérêts manifeste. L’auteur a souligné la similitude du discours de dénigrement de Seiko tenu par les frères Mayer, avec celui de l’industrie horlogère. Leur implication dans la résolution du conflit olympique entre les deux Corées trouve son origine dans leur intention de développer des relations commerciales avec le sud de la péninsule. L’article expose clairement le rôle de pionniers des frères Mayer, qui sont les premiers à avoir tenté de pérenniser la présence d’organisations sportives internationales en Suisse. Ils ont ainsi posé les bases de principes qui seront fortement développés par la Confédération dans les années 1980.

Les deux dernières contributions de Benjamin Zumwald et de Philippe Vonnard, examinent les trajectoires de deux acteurs importants du football suisse et mondial : Kurt Gassmann, secrétaire général de l’ASF (1916-1942), puis de la FIFA (1951-1960) et membre du Comité olympique suisse (1923-1963), et Ernst Thommen, président de l’ASFA (1947-1594) et membre du comité exécutif de la FIFA (1950-1961). Ces deux hommes relativement discrets ont en commun d’avoir œuvré à la consolidation des fédérations suisse et internationale et d’avoir mis en place une « gouvernance » moderne. Le premier a assuré un développement et une organisation administrative cohérents du football suisse durant son long mandat. Il a mis ses talents au service de la FIFA, devenant le premier suisse à en occuper le secrétariat général. Le second, qui a également été le premier directeur du Sport-Toto (1938-1967), a été un négociateur habile de la réintégration du foot allemand après 1945, puis a géré avec doigté les conséquences de la décolonisation sur la structuration du football mondial, avec l’intégration harmonieuse des associations des jeunes Etats africains et asiatiques.

La conclusion de l’article de Philippe Vonnard sur Ernst Thommen mérite d’être élargie à l’ensemble de cette entreprise collective : « s’intéresser à leur trajectoire individuelle permettrait assurément de mieux comprendre ce fort investissement des dirigeants suisses dans les relations internationales sportives au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, voire permettrait peut-être la mise à jour de l’existence d’un véritable réseau de dirigeants helvétiques œuvrant à l’intersection entre les échelles nationales et internationales. » (p. 223) Cet ouvrage est riche en informations en partie inédites, en approches et en regard originaux sur une thématique encore largement inexplorée. Il contient également la promesse de nombreuses études à venir.

Nicolas Gex