CR16 Laurence MARTI, L’émergence du monde ouvrier en Suisse au XIXe siècle

Laurence MARTI, L’émergence du monde ouvrier en Suisse au XIXe siècle, Neuchâtel : Alphil, 142 p. (Coll. Focus). (Pierre Jeanneret) 

Rappelons d’abord que la Collection Focus a pour ambition d’apporter à un large public des synthèses sur des thématiques de sciences humaines et sociales. On n’en attendra donc pas de révélations spectaculaires. La naissance du monde ouvrier en Suisse est un sujet qui a déjà été bien traité, et ce petit livre s’appuie d’ailleurs sur une solide bibliographie. Son double intérêt est que l’auteure fait certes œuvre d’historienne, mais aussi de sociologue. On appréciera le fait qu’elle torde le cou à un certain nombre de mythes bien établis. L’ouvrage offre donc des approches stimulantes.

Laurence Marti avance d’abord la thèse qu’il n’y a pas eu de véritable révolution industrielle en Suisse. En 1880, près d’un actif sur deux travaille encore dans l’agriculture (un sur quatre en Grande-Bretagne). D’autre part, l’industrialisation reste dissociée de l’urbanisation. Le textile et l’horlogerie emploient encore une large partie leur main-d’œuvre à domicile. Enfin les fabriques en Suisse au XIXe siècle sont de taille modeste, à de rares exceptions près, et ne se distinguent que progressivement du petit atelier. On est donc loin des évocations de Zola ou de Dickens dénonçant la misère des mineurs et des ouvriers des grandes usines.  L’auteure consacre aussi des pages intéressantes à l’extrême mobilité professionnelle, tel personnage passant par exemple de la brasserie à la bonneterie, à la comptabilité, à la construction, à une activité agricole, à la fabrication de fromages pour finir par ouvrir un atelier d’horlogerie… Cette mobilité est également géographique, à l’exemple des Tessinois en particulier, que l’activité saisonnière pousse hors de leur canton pour travailler comme maçons, chocolatiers ou vendeurs de marrons. D’autre part, la pluriactivité est génératrice de mythes et d’une forte tendance à l’idéalisation : il en va ainsi des horlogers-paysans à domicile dans l’arc jurassien, qui ont généré une iconographique rousseauiste qui n’est pas sans rappeler celle de la Sainte Famille, comme l’écrit plaisamment l’auteure ! A l’aide d’une série de reproductions photographiques, elle donne un aperçu éclairant sur la représentation artistique du monde ouvrier. Elle met en outre le doigt sur toute une catégorie de travailleurs parfois négligée par l’historiographie : notamment les ouvriers de la construction, les employée-e-s des palaces, que ce soit en cuisine ou à la buanderie, les cheminots, les conducteurs de tramways ou le personnel des compagnies de navigation lacustres.

Si Laurence Marti ne nie absolument pas la pénibilité du travail ouvrier, due à la longue durée de l’activité journalière, à l’effort physique requis et à un environnement souvent malsain et générateur de risques (par exemple enfants des fabriques d’allumettes manipulant le phosphore), elle relève que cette pénibilité ne diffère guère, au XIXe siècle, de celle du travail paysan, trop souvent décrit de manière irénique.

C’est dans son avant-dernière partie, consacrée à l’émergence d’une sociabilité et d’une culture ouvrières, que l’ouvrage se révèle sans doute le moins porteur d’un regard nouveau et donc original. Il propose cependant une synthèse correcte sur les rares loisirs, sur les lieux de rencontre et sur les différentes formes de résistance ouvrière (destruction des machines, création de sociétés de secours mutuel, fondation de la société du Grütli, grèves).

On appréciera en revanche l’apport de la sociologue sur « le regard des autres ». De nombreux membres des autorités religieuses, médicales et politiques commencent à s’intéresser à la « question ouvrière », qui acquiert ainsi une centralité dans la réflexion sociale. Une centralité que la classe ouvrière a par ailleurs perdue depuis les mutations économiques des années 1980 ! Ce souci de certaines élites teinté d’un fort paternalisme n’est cependant pas sans a priori, l’image d’un monde paysan réputé libre, sobre et pieux étant opposée à celle d’un peuple ouvrier associé aux méfaits de l’industrialisation, à la ruine morale et physique. Les efforts pour améliorer la condition ouvrière vont donc de pair avec une forte entreprise de moralisation.

Enfin l’apparition et les progrès d’une réglementation étatique dans le domaine du travail témoignent bien de cette centralité nouvelle de la « question ouvrière ». L’auteure en rappelle les étapes. Ces lois sociales ont d’abord concerné les enfants puis les femmes. Laurence Marti en montre cependant les limites. D’abord, l’activité de ces deux catégories dans le cadre agricole n’a jamais suscité la moindre réflexion ! Ensuite, il convient de voir les limites de ces réglementations, y compris de la tant vantée loi de 1877 sur les fabriques : celle-ci ne concerne en réalité que 160 000 personnes sur 1,2 million, puisqu’elle exclut les travailleurs à domicile et ceux de la construction.

En bref, ce petit livre montre qu’une prise de conscience de la condition ouvrière tant chez les intéressés eux-mêmes que dans les cercles « bourgeois » a progressivement accompagné la naissance par étapes d’une classe ouvrière (l’auteure récuse le terme de « prolétariat ») en Suisse au XIXe siècle.

Pierre Jeanneret