Home / CR12 Claude-Alain KÜNZI, Soline ANTHORE BAPTISE, Sylvie COSTA, Laurent GOLAY, Diana LE DINH, Silhouette
Claude-Alain KÜNZI, Soline ANTHORE BAPTISE, Sylvie COSTA, Laurent GOLAY, Diana LE DINH, Silhouette. Le corps mis en forme, Lausanne : Favre, 2019, 96 p. (Anna-Lina Corda)
Longtemps considéré comme éphémère et futile, le vêtement est entré tardivement dans les musées. En 1948, sous l’impulsion de François Boucher, ancien conservateur du musée Carnavalet, est créée l’Union française du costume (UFAC) dans le but d’ouvrir une institution consacrée à la mode et au textile. Aujourd’hui, devenue un véritable phénomène, la mode n’a jamais autant été présente dans les musées. Replacée dans un contexte historique, décryptée, elle illustre les bouleversements socio-économiques, les savoir-faire et les nouvelles technologies.
Le Musée historique Lausanne (MHL) possède une collection de vêtements, principalement d’origine vaudoise. Une partie de ce fonds a fait l’objet d’une exposition Silhouette. Le corps mis en forme, ainsi que d’un catalogue. Dans cet ouvrage collectif, agréable à lire et bien illustré, les auteurs analysent l’évolution de la silhouette et de la mode en se référant à de nombreuses sources appartenant au MHL : habits, portraits, affiches et photographies.
La première partie du livre dresse une rapide histoire du vêtement en se focalisant sur la ville de Lausanne. On y apprend l’origine du mot « silhouette », antonomase de M. Étienne de Silhouette (1709-1767), ministre des Finances de Louis XV. Ce terme désigne à la fin du XVIIIe siècle un portrait, souvent de profil, imitant l’effet d’un découpage de papier noir sur fond blanc. Il finit par évoquer au XIXe siècle le contour du corps réalisé avec peu de traits, puis les diverses modes et tendances, ainsi que l’allure générale d’une personne.
Le vêtement remplit de multiples fonctions : protection, pudeur, ornementation, signe d’identité. Il permet en outre de sculpter la silhouette pour affiner, augmenter, dévoiler et cacher certaines parties de l’anatomie. Pour ce faire, différents artifices sont employés : corps à baleine, corsets, paniers, basques, faux-culs, vertugadins… Les lois somptuaires, destinées à réglementer la consommation du luxe, agissent aussi sur la façon de s’habiller. Ses fonctions sont d’ordre économique pour limiter les dépenses relatives aux étoffes précieuses, morale pour maintenir une tradition chrétienne de modestie, et sociale pour instaurer une stratégie par le vêtement, chacun devant porter celui de son sexe, de son état et de son rang.
La seconde partie, cœur de l’ouvrage, met en exergue l’évolution de la contrainte et du maintien corporel en expliquant comment le vêtement va façonner le corps. Par le passé, ce dernier était contrôlé par la morale, les gestes et les artifices. Le mot « tenue » signifiait d’ailleurs une manière de se tenir, avant d’indiquer un ensemble d’habits et d’accessoires.
Jusqu’au XIVe siècle, le haut et le bas du vêtement ne faisaient qu’un. Le port de l’armure et les innovations militaires font évoluer la silhouette masculine, mais aussi féminine. Le pourpoint, rigide, oblige à se tenir droit. Le maintien devient un élément essentiel dans la composition d’une silhouette. Les habits vont contribuer à y parvenir en imposant ses formes au corps. Les corsets, considérés comme un gardien de la vertu, créent un buste très étroit et menu tout en ramenant les épaules vers l’arrière afin de rapprocher au maximum les omoplates et d’obtenir un maintien du dos quasi rectiligne. La silhouette de la femme, mais aussi celle des enfants, est opprimée par cette cage. Au XVIIIe siècle, des mouvements idéologiques vantent le retour à une apparence plus authentique. Dans cette nouvelle vision, les corps à baleines ne disparaissent pas, mais sont assouplis, façonnés en fonction des formes naturelles de la personne. Les hommes subissent également ces contraintes vestimentaires. Les Dandys, qui se soucient de se montrer avec un corps mince, usent, au XIXe siècle, de multiples artifices pour dessiner leur silhouette : corset, ceinture, faux mollet, rembourrages de torse.
Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour que s’opère une véritable révolution concernant le maintien et que le corps retrouve une certaine liberté. La femme, ayant participé à l’effort de guerre, s’émancipe et s’approprie la silhouette masculine. Dès 1920, les pratiques sportives se développent. Elles sont une sorte de façonnage du corps, non de l’extérieur avec un vêtement qui exerce une pression sur lui, mais de l’intérieur par les activités et la diète. En 1947, Christian Dior crée le New Look et remet brièvement le corset au goût du jour. À la fin des années 1960, la silhouette devient unisexe, le confort prime. Avec l’évolution des matières, le vêtement est désormais élastique et épouse la forme du corps.
La troisième partie est consacrée aux peintures et arts graphiques. Les portraits ont une fonction mémorielle et généalogique. Le catalogue en dévoile plusieurs appartenant aux collections du MHL. Les plus anciens sont des dignitaires de la république de Berne et datent de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. À cette époque, la représentation des vêtements et des accessoires joue un rôle important en donnant au personnage son identité. Au siècle suivant, un nouveau type de portrait psychologique voit le jour. Le tableau devient un miroir des émotions. Le focus se fait sur le visage et la posture. Les codes vestimentaires perdent leur valeur symbolique et la tenue ne reflète plus forcément l’identité. Au tournant du XXe siècle, les portraits se raréfient, en revanche, l’affiche, qui répond également à des normes de représentation, prend son essor.
La dernière partie traite de la photographie. Ce médium démocratise l’art du portrait en montrant les vêtements en situation. Bien que mise en scène, elle est l’image la plus proche de l’habit porté et devient le témoin d’une mode que les premiers grands magasins vont rendre progressivement accessible à toutes les catégories sociales.
L’auteur soulève la question du dimorphisme vestimentaire. La robe, aujourd’hui marqueur féminin, habillait par souci de commodité les petits garçons jusqu’aux années 1940. La pratique des loisirs va permettre à la femme d’arborer un pantalon, symbole de virilité. Quelques photographies montrent des personnes en tablier. Cet accessoire est particulièrement intéressant. Réservé de nos jours aux tâches domestiques, il faisait autrefois partie intégrante du vestiaire quotidien et concernait toutes les catégories sociales, époques et matériaux. La seconde moitié́ du XIXe siècle voit une accélération des cycles de la mode. L’homme abandonne la coquetterie et adopte des vêtements utilitaires. Au XXe siècle, les genres au niveau de l’habillement se brouillent. Une uniformité des apparences s’installe. Parallèlement à la minijupe, le pantalon s’impose de plus en plus dès les années 1960. La jupe qui entravait devient un vecteur de libération.
Ce petit ouvrage donne un bel aperçu de l’histoire de la mode en offrant des clefs pour mieux comprendre notre monde contemporain. Il ouvre sur un univers complexe, loin des futilités apparentes. On constate qu’aujourd’hui comme hier, le corps naturel s’efface pour un corps structuré.
Anna-Lina Corda