CR11 Jeanne HUC-MAZELET, Je suis moi, ils sont eux.

Jeanne HUC-MAZELET, Je suis moi, ils sont eux. Lettres et journal d’une gouvernante à la cour de Russie, 1790-1804, Texte édité, présenté et annoté par Danièle TOSATO-RIGO, Denise FRANCILLON et Geneviève HELLER avec la collab. de Sylvie MORET PETRINI et Valentina SMEKALINA, Lausanne : Éditions d’en bas, 2018, 256 p. (Coll. Ethno-Doc) (Nathalie Dahn-Singh)

En 1790, la Morgienne Jeanne Huc-Mazelet (1765-1852) quitte son Pays de Vaud natal pour rejoindre la cour des tsars en qualité de gouvernante. Durant quatorze ans, elle se consacre à l’éducation de la grande-duchesse Marie Pavlovna, petite-fille de l’impératrice Catherine de Russie. Elle correspond durant toute cette période avec sa famille et tient un journal (1791-1793) qu’elle adresse à son frère Jean-David. Déposé à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, ce corpus de sources inédites fait l’objet d’une édition scientifique dans le volume recensé.

Les riches documents édités éclairent une trajectoire individuelle, mais ils permettent surtout de suivre au quotidien l’activité professionnelle d’une jeune Vaudoise rêvant d’émancipation économique, à une période où la Suisse est un pays d’émigration. Le parcours de Jeanne Huc-Mazelet n’est d’ailleurs pas un fait isolé : de nombreux précepteurs et gouvernantes francophones, notamment vaudois.e.s, partent à l’étranger pour se charger de l’éducation des enfants royaux européens. Issue d’une famille cultivée, mais possédant peu de moyens financiers, Jeanne Huc-Mazelet est recrutée grâce à ses relations avec la famille du futur landamman du canton de Vaud Henri Monod. En prélude au volume figurent ainsi les lettres de Frédéric-César de La Harpe – lui-même précepteur du futur tsar Alexandre Ier – à Henri Monod, qui détaillent l’organisation du long voyage des futures gouvernantes vers la Russie. D’entrée, ces documents mettent en exergue le véritable réseau éducatif helvétique qui s’est organisé à la cour de Catherine II, au sein duquel Jeanne trouvera des compatriotes avec qui soigner son mal du pays en « [parlant] suisse » (extrait du Journal, 11 juillet 1791, p. 65).

L’édition alterne lettres et extraits du journal, identifiant utilement l’un et l’autre par des pictogrammes. Le tout est organisé en sections thématiques qui suivent l’ordre chronologique des lettres, toujours accompagnées d’un titre (« Réseau suisse et relations de cour, 1791-1792 », ou encore « Troubles révolutionnaires, les Suisses de Russie doivent prêter serment, 1797-1798 ») et d’un synopsis résumant utilement à la fois le contexte et le contenu des extraits qui suivent. Jeanne Huc-Mazelet aborde dans ses écrits la relation de profonde affection qu’elle entretient avec « sa » princesse, Marie Pavlovna, à laquelle elle se félicite d’avoir transmis de « [bons] préceptes » (p. 201) ; l’ouvrage est à ce propos parsemé de quelques billets adressés par la princesse à sa gouvernante. Cette dernière s’inquiète aussi régulièrement de la santé faiblissante de ses parents, conseille son frère sur son avenir et réfléchit à la meilleure manière de placer son argent. Elle observe les fastes de la cour, et exprime aussi sa nostalgie pour la Suisse, alors que son retour définitif au pays est plusieurs fois retardé. Elle constate également que, malgré la proximité avec les membres de la famille royale, un fossé social demeure, comme l’indique le titre de l’édition : « Je suis moi, ils sont eux, ma place n’a rien de commun entre nous » (lettre du 15 février 1800, p. 212).

Les lettres de Jeanne Huc-Mazelet sont aussi emplies des problèmes matériels qu’implique une correspondance lointaine à la fin du Siècle des Lumières : les missives mettent au mieux cinq semaines à parcourir le trajet Suisse-Russie. Avide de nouvelles du pays, Jeanne ne cesse dès lors d’attendre les prochaines lettres de sa famille et exprime d’amers regrets quand celles-ci tardent à lui parvenir. Au fil des années, il est aussi fascinant d’observer l’évolution de la plume de Jeanne qui, comme l’expliquent les éditrices, bénéficie aussi des cours de français dispensés à sa pupille auxquels elle est tenue d’assister.

L’introduction met en lumière, et de manière très complète, différentes thématiques qui sauront intéresser à la fois les chercheurs et un public plus large : des éléments de la biographie de Jeanne Huc-Mazelet et le déroulement de ses journées auprès de sa princesse, le réseau de Suisses en exil ou encore l’intérêt de Catherine II pour la littérature pédagogique et les enjeux politiques de l’éducation des futurs monarques. La période couverte par les lettres est en outre d’un intérêt particulier. D’une part, l’impératrice Catherine II, Paul Ier, et enfin Alexandre Ier se succèdent sur le trône de Russie. D’autre part, les divers bouleversements politiques liés à la Révolution française et surtout à la Révolution helvétique de 1798 obligent Jeanne à la plus grande prudence dans un climat politique tendu : elle prie ses proches de ne lui envoyer que des nouvelles personnelles dénuées d’opinions. L’ouvrage se clôt par un épilogue exposant le succès économique de Jeanne, qui acquiert à son retour en Suisse une propriété à Tolochenaz ; elle poursuit une correspondance assidue avec son ancienne pupille désormais grande-duchesse de Saxe-Weimar-Eisenach, et lui rend régulièrement visite à Weimar.

Le choix de sélectionner une quarantaine de lettres et de renoncer aux passages incompréhensibles semble judicieux, puisqu’il donne pleinement à voir les nombreuses facettes de l’expérience de Jeanne à la cour de Russie. Les principes éditoriaux (notamment la modernisation de la syntaxe et de l’orthographe) servent la lisibilité du texte et l’accessibilité de la pensée de Jeanne ; le souci est poussé jusqu’au choix d’une police d’écriture différente pour les textes de Marie, qui marque subtilement le changement d’auteure. Des facsimilés de divers documents (tel le certificat de bonnes mœurs délivré par la ville de Morges au moment du départ de Jeanne), des reproductions des tableaux des palais où réside la cour de Russie, et de portraits (comme celui de Charlotte de Lieven, la Grande Gouvernante, par Marie Pavlovna, p. 189) égrènent l’ouvrage et donnent corps aux descriptions de Jeanne. On ne peut que saluer le remarquable travail des notes qui servent non seulement à identifier les personnes mentionnées par la scriptrice, mais aussi à expliquer certains termes (de la médecine aux unités de mesure) ou à situer des évènements politiques.

L’entreprise des éditrices de ce volume s’inscrit plus largement dans une dynamique croissante de découverte et de valorisation des écrits du for privé (ou egodocuments). Sans prétendre à l’exhaustivité, mentionnons les plateformes hallerNet et Lumières.Lausanne, ou encore les éditions récentes de la correspondance du chanoine Charles-Aloyse Fontaine (2019) et du journal d’Isabelle Morel-de Gélieu (2020). La plateforme egodocuments.ch, construite entre les universités de Bâle et de Lausanne, abrite d’ailleurs une version numérique de l’édition des écrits de Jeanne-Huc Mazelet. Ce riche ouvrage constitue à n’en pas douter un apport substantiel à la recherche sur l’histoire des femmes et des professions féminines, sur l’émigration suisse en Russie et sur les pratiques pédagogiques au tournant du XIXe siècle.

Nathalie Dahn-Singh