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Béatrice VEYRASSAT, Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde, (XVIIe siècle – Première Guerre mondiale) Espaces-Circulations-Échanges, Neuchâtel : Alphil, 2018, 440 p. (Christophe Vuilleumier)
C’est à un ouvrage d’histoire économique d’une ambition rare que Béatrice Veyrassat nous convie. Quels furent les échanges promus par des Suisses entre leur pays d’origine et des terres lointaines durant près de trois siècles, entre le XVIIe siècle et la Première Guerre mondiale. Un sujet, à l’évidence criant d’actualité même si lors de sa parution, en 2018, nul ne pouvait encore se douter que la polémique sur le colonialisme et les relations entre l’Occident et le reste du monde seraient au cœur de l’actualité ! Et pourtant, le texte que l’auteur nous propose s’inscrit dans une dynamique vieille de plusieurs décennies avec la parution en 1990 déjà du livre d’Anne-Marie Piuz et Lilian Mottu-Weber sur l’économie genevoise d’Ancien Régime, celle en 2005 de « La Suisse et l’esclavage des noirs » d’un collectif de chercheurs lausannois, suivi en 2011 par le livre de Patrick Minder « La Suisse coloniale », et en 2017 de celui d’Olivier Pavillon « Des Suisses au cœur de la traite négrière ». Béatrice Veyrassat s’est ainsi fondée notamment sur cette littérature pour réaliser une synthèse remarquable par sa mise en perspective. Et elle n’a pas épargné sa peine comme en témoignent les vingt-huit pages de bibliographie qui renvoient à des études de cas et à des analyses plus larges.
L’historienne passe ainsi en revue nombre de relations que les Suisses ont entretenues avec les autres continents, plus particulièrement les Amériques, l’Afrique et l’Asie, l’Océanie étant moins évoquée au fil des pages. Les mercenaires des régiments capitulés ou engagés d’aventure, tels ces soldats dépêchés par la France au Surinam en 1770 et commandés par le Vaudois Henri Fourgeoud pour mater une révolte d’esclaves, apparaissent rapidement dans l’ouvrage tant il est vrai que l’œuvre civilisatrice de l’Europe s’est faite plus souvent par la force et la domination que par le dialogue et la tolérance. Des colons, ensuite, sont cités à comparaître par l’auteure qui nous raconte le destin du Saint-Gallois Paulus Züblin qui fonda en Guyane, le long de l’Orénoque, une plantation, ou les pérégrinations de Johann Konrad Winz qui exploita une plantation de café en lisière de l’Amazonie avec ses 80 esclaves.
Les relations commerciales sont évidemment évoquées puisque c’est dans ce domaine plus particulièrement que les Suisses ont brillé par leur savoir-faire à l’international des siècles durant, avec l’exemple fascinant des horlogers et des marchands genevois établis à Constantinople depuis le XVIe siècle, formant une petite colonie réformée au sein de la Sublime Porte. Bien entendu, la dimension économique de l’ouvrage de Béatrice Veyrassat ne pouvait éviter la question de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, véritable holding d’Ancien Régime, qui représenta un moteur particulièrement puissant dans l’essor du commerce européen à travers le monde en offrant des débouchés économiques et des opportunités commerciales extraordinairement séduisantes attirant de nombreux capitaux helvétiques. Une compagnie en rivalité bien sûr avec Anglais et Français qui « tout en maintenant un contrôle monopolistique, encouragèrent le commerce privé dans un cadre toutefois mercantiliste de protection des entrepreneurs nationaux ». On rencontre ainsi le marchand banquier François Fatio qui, à l’instar d’autres Genevois, acheta en 1693 des plantations sucrières au Surinam formés de « plantages, moulins, rouages, esclaves, serres, marchandises, etc. ». On ne peut s’empêcher de penser à cet égard à Voltaire qui, en 1759, faisait paraître son Candide dans lequel il devait dénoncer l’esclavage au travers du personnage du « nègre du Surinam » !
Le XVIIIe siècle fut-il un siècle de mondialisation ? A lire l’auteure, l’évidence transparaît à chaque page avec des exemples comme le Neuchâtelois Jacques-Louis Pourtalès, allié à des armateurs français et des banquiers suisses, créateurs d’une véritable multinationale active dans le coton et les indiennes, et détenant des comptoirs dans toute l’Europe et des placements coloniaux dans trois continents. Et au-delà de ces brasseurs d’affaires, bâtisseurs de fortunes considérables, les petits actionnaires, modestes rentiers ignorant souvent la nature des trafics qu’ils contribuèrent à financer et qui ne s’attardèrent qu’aux intérêts potentiels qu’ils pouvaient espérer attendre.
Une image bien sombre d’un passé et d’un engouement aujourd’hui décrié et qui, pourtant, mériterait d’être pondéré plus avant que ne le fait l’auteure qui consacre une trentaine de pages à relativiser l’enthousiasme helvétique pour les aventures maritimes : « les placements dans le commerce maritime au long cours n’aura été que de courte durée : deux ou trois décennies…. De même, l’implication de Suisses dans le commerce triangulaire est tardive et brève ». Car à l’exception de quelques global players, les Suisses semblent s’être vite détournés de ces investissements coloniaux, ce moins pour des raisons morales que pour des questions de rentabilité plus prometteuses qu’effectives. Le livre de Béatrice Veyrassat se base en effet fondamentalement sur des observations de nature financière – histoire économique oblige – et il eut été sans doute intéressant de percevoir le poids d’une morale émergente opposée à la logique froide d’un commerce fondée en large partie sur l’exploitation de l’homme par l’homme et dont Voltaire devait se faire l’un des plus célèbres accusateurs au cours du Siècle des lumières.
Avec le XIXe siècle, l’historienne s’attaque aux mutations du capitalisme marchand international en discutant de la question passionnante de l’impérialisme suisse, invoquant pour ce faire les théoriciens suisses de l’histoire du capitalisme les plus célèbres tels Richard Behrendt ou Jakob Tanner. Thématique éminemment délicate et polarisée, faisant inévitablement écho à notre XXIe siècle et à ses tensions économiques globales. Au demeurant, Béatrice Veyrassat se livre dans sa conclusion à un exercice d’introspection que d’aucuns devraient méditer, puisqu’elle revient sur sa démarche en l’analysant d’un regard académique et en reconnaissant les limites de son travail, tout en espérant que la portée de son livre permette d’accroître la sensibilité de ses lecteurs au phénomène actuel de la mondialisation et leur compréhension du monde global de notre temps.
Un livre à lire pour ceux qui s’intéressent aux évolutions des placements financiers helvétiques sur près de trois siècles et qui s’interrogent de la marche de notre monde contemporain soumis à une succession de crises financières depuis plusieurs décennies et où le colonialisme a cédé le pas au néo-colonialisme.
Christophe Vuilleumier