Au cours de l’été et de l’automne 1918, la Suisse et le canton de Vaud furent durement touchés par l’épidémie de grippe dite « espagnole ». Au niveau national, la pandémie fera plus de 25’000 morts. Dans la RHV 2019, Nathalie Koch, médecin psychiatre qui travaille actuellement à la Direction médicale du CHUV présente un article relatif à la réaction des autorités vaudoises face à l’épidémie. Elle l’a rédigé dans le cadre de ses études en histoire appliquée à l’Université de Zurich. Quelles mesures furent prises par les autorités politiques et sanitaires vaudoises ? Quelle fut la réaction de la population ? Quelles furent les conséquences de l’épidémie et les enseignements que le corps médical en retira ? C’est à ces questions que l’article répond.
La grippe de 1918-1919 est souvent considérée comme la plus grave pandémie de l’ère moderne. Elle a occasionné environ 50 millions de décès à l’échelle mondiale (2,5% à 5% de la population), dont 2,3 millions en Europe (4,8%). En Suisse, il s’agit de la plus grande catastrophe démographique survenue au XXe siècle avec près de 25000 victimes (0,6% de la population). Pendant la quatrième année de la Première Guerre
mondiale, deux vagues grippales se sont succédé : la première de juin à août et la deuxième, causant plus de décès, d’octobre à décembre 1918. La première vague frappe la Suisse romande de manière plus importante que la Suisse alémanique.
Si des rapports factuels ont été établis immédiatement après l’épidémie, la grippe et ses conséquences n’ont pas fait l’objet de recherches historiques importantes durant plusieurs décennies, que ce soit au niveau international ou en Suisse. Pour expliquer ce manque d’intérêt, plusieurs hypothèses existent. La première est que la Grande Guerre et la Grève générale auraient laissé une empreinte plus forte dans la mémoire collective que la pandémie. On peut également ajouter que tant les autorités, les politiciens que les médecins n’avaient aucun intérêt à étudier un événement face auquel ils étaient restés largement impuissants. L’historien Howard Philipps, spécialiste de cette maladie, distingue quatre types d’approches de l’épidémie de grippe de 1918-1919 5 : l’approche épidémiologique, celle du grand drame (la grippe est présentée comme une catastrophe décrite de manière romantique), la perspective des sciences sociales et culturelles (études régionales à partir du milieu des années 1970), et les études scientifiques menées par des virologues. L’approche épidémiologique (origine géographique, morbidité, létalité, etc.) a prédominé dans les années qui ont suivi l’épidémie. Son objectif principal était d’informer sur cette pandémie et d’essayer de prévenir de nouvelles vagues grippales ; cette approche est toutefois peu informative du point de vue historique. Les descriptions locales ou régionales sont celles qui ont le plus de potentiel pour appréhender le contexte et les effets de la grippe. Elles sont souvent publiées par des historiens non professionnels, mais ont le mérite de décrire la propagation au niveau local.
Recherche et méthode
Il existe peu de travaux historiques concernant cette pandémie en Suisse. Le sujet a surtout été abordé dans des travaux de licence ou de thèse. Le travail de licence de Christian Sonderegger traite de la grippe sur l’ensemble de la Suisse, d’autres études se concentrent sur un seul canton à l’exemple de Zurich, de Bâle, du Valais ou de Genève. Une des lacunes de la recherche historique concerne les mesures prises par les autorités civiles qui n’ont été documentées que pour très peu de cantons. Notre recherche documentaire n’ayant pas révélé d’études sur ce sujet pour le canton de Vaud, cet article a comme objectif de décrire et d’analyser les décisions prises par les autorités civiles vaudoises. Il se concentre sur les processus décisionnels des autorités cantonales au début de l’épidémie et sur leurs conséquences. Qui a pris quelles décisions pour tenter de freiner la grippe ? Quels étaient les rôles des décideurs politiques, des autorités sanitaires et de la profession médicale ? La grippe a-t-elle eu des conséquences sur le système sanitaire et la population vaudoise dans les années qui ont suivi ? Au-delà de la description anecdotique, l’objectif est d’étudier ce que la gestion de la grippe nous apprend sur le système de santé vaudois de
cette époque.
Le but de notre étude est de mettre l’accent sur les processus décisionnels cantonaux. Nous nous appuierons sur les documents conservés aux Archives cantonales vaudoises de 1918 et 1919 qui sont la principale source documentaire. Les articles des revues médicales de l’époque n’ont pas été pris en compte puisqu’ils rapportent principalement les aspects symptomatiques de la maladie et de son traitement. Les événements survenus sur le plan fédéral sont décrits dans la mesure où ils sont nécessaires à la compréhension du contexte local.
Les organes décisionnels du système de santé cantonal et le conseil de santé
À la Belle Époque, la médecine lausannoise possède un rayonnement international. Le climat, la situation géographique et politique ont en effet permis un développement rapide de l’offre sanitaire. De plus, la médecine, les hôpitaux et la santé publique font partie intégrante du projet politique de modernisation de la société. Les soins médicaux sont assurés par des médecins installés ainsi que par les hôpitaux privés et publics. L’intervention étatique dans le domaine hospitalier est alors forte. Il faut en
effet assurer dans le cadre de la politique sociale un accès à la médecine hospitalière à toute la population et réaliser les travaux de modernisation des infrastructures. L’Hôpital cantonal de Lausanne soigne surtout les résidents pauvres, mais constitue aussi un objet de prestige important pour la ville et le canton.
Dès 1863, le Département de l’Intérieur dirige deux services en lien avec la santé : le Service sanitaire cantonal, responsable de la surveillance de la pratique de la médecine et de la santé publique, et le Service de secours public responsable quant à lui de la surveillance de l’Hôpital cantonal. Il est, depuis 1875, dirigé par des radicaux influents, souvent des hommes forts du gouvernement. Le Département de l’Intérieur s’appuie sur le Conseil de santé. Cette commission consultative mandatée par le gouvernement existe depuis les années 1800, elle est présidée par le chef du Département de l’Intérieur. À partir de 1885, le pouvoir est fortement centralisé au sein du Conseil de santé qui s’occupe à la fois des problèmes de santé publique, du contrôle de l’exercice privé de la médecine et de la gestion des établissements hospitaliers publics.
Le Conseil de santé regroupe alors des personnalités aux compétences administratives et de gestion reconnues, qui siègent souvent aussi dans des conseils d’administration de grandes entreprises publiques dominées par le parti radical.
En 1918, le Conseil de santé est composé de six personnes. Le conseiller d’État Adrien Thélin le préside en tant que chef du département responsable de la santé. Il s’agit d’un politicien radical qui a occupé de nombreuses et importantes fonctions politiques au cours de sa vie (député au Grand Conseil vaudois, conseiller d’État, conseiller national et conseiller aux États). La vice-présidence est assurée par le chef du Service sanitaire Gustave Delay, qui deviendra professeur de médecine sociale en 1921. Les autres membres du Conseil sont: Paul Demiéville, médecin et professeur de la polyclinique de Lausanne ; Georges Spengler, médecin des écoles de Lausanne et professeur de médecine légale ; Alfred Carrard, avocat et Georges Blanc, secrétaire. Selon les sujets à traiter, d’autres personnalités peuvent être conviées aux séances. Les préoccupations médicales sont en général peu présentes dans les procès-verbaux du Conseil de santé malgré la présence de plusieurs praticiens, car une très large autonomie est laissée aux médecins-chefs de service de l’Hôpital cantonal.
Celui-ci est dirigé par Louis Mermoud (le frère du conseiller national radical John Mermoud), un fonctionnaire issu du Département de l’Intérieur. Le passage entre l’administration cantonale et l’hôpital est en effet courant à l’époque. Enfin, César Roux, professeur et chirurgien éminemment important dans l’histoire de la médecine lausannoise, est alors chef du service de chirurgie et de gynécologie.
Les comptes rendus du Conseil de santé lors de l’été 1918
Il est difficile de dater le début exact de la grippe de 1918, car les premiers cas ne sont pas encore soumis à une déclaration obligatoire. Les premières informations sur cette épidémie qui touche surtout les hommes entre 20 et 40 ans proviennent de l’Espagne, pays neutre et non soumis à la censure, d’où son surnom de «grippe espagnole ». Dans le canton de Vaud, les médecins installés signalent les premiers cas en mars, et la gravité extrême de l’épidémie devient évidente en juin. Le 6 juillet, l’Office fédéral de la santé publique informe les autorités sanitaires cantonales de l’arrivée d’une maladie ressemblant à la grippe. Pour éviter des fausses rumeurs, les autorités cantonales sont priées d’informer la population sur le fait qu’il ne s’agit ni de la peste ni de la typhoïde ou du choléra.
Le Conseil de santé se réunit huit fois de juin à décembre 1918, dont trois fois en juillet. Dans le procès-verbal du 26 juin, il n’y a aucune indication sur la grippe. Lors de la séance du 16 juillet, le chef du Service sanitaire, Gustave Delay, informe des tentatives faites pour convaincre les malades, les médecins et les hôpitaux d’isoler les malades pour éviter leur présence dans l’espace public. Il se demande par ailleurs s’il ne faudrait pas «prendre des mesures de rigueur» plutôt que de continuer à vouloir agir par persuasion.
Les soupçons d’une pandémie de grippe, comparable à celle de 1889-1890, sont confirmés par le docteur Bruno Galli-Valério (vétérinaire puis professeur d’hygiène à Lausanne, qui est invité à la séance). Il soutient la position du docteur Delay. Les mesures de protection proposées sont alors la lutte contre les rassemblements de personnes, la fermeture des théâtres et cinématographes, le port de masques pour les médecins et les infirmières, ainsi que divers autres remèdes. Le Conseil de santé délibère ensuite sur un appel à une intervention de l’État. L’avocat Alfred Carrard, soutenu par le professeur Paul Demiéville, plaide d’abord pour une information à la population sur les comportements à adopter
face à la maladie: «Le public en général est assez intelligent, il exécutera les conseils que le Conseil d’État lui donnera. » Le gouvernement a toutefois délibéré le matin même, en constatant que « la situation est si périlleuse pour qu’il [le conseil d’État] doive faire usage de ses pleins pouvoirs ». Les décisions suivantes sont alors prises : le gouvernement cantonal informe la population sur la maladie par voie de presse et adresse une circulaire auxcommunes. L’objectif est d’arrêter les fausses rumeurs et d’indiquer au public «à quelles mesures il doit se conformer pour enrayer le plus rapidement le progrès de ce mal ». Le directeur de l’Hôpital cantonal informe de la situation difficile que connaît l’établissement en raison de l’afflux d’un grand nombre de patients et du manque de personnel qui est lui aussi touché par la maladie, soit absent en raison du service militaire. Adrien Thélin s’engage à faire, dès le lendemain à Berne, les démarches nécessaires pour obtenir la mise en congé par l’armée de deux médecins attachés à l’établissement. Par ailleurs, le Conseil de santé décide que le pavillon Bourget, un nouveau bâtiment de l’Hôpital cantonal destiné aux patients atteints de tuberculose, accueillera les malades de la grippe.
Le 17 juillet, la séance du Conseil a lieu à l’Hôpital cantonal, elle est exclusivement consacrée à la grippe. Le président informe que les circulaires sont rédigées et que le Conseil d’État « estime également que la manière douce d’agir est la meilleure et qu’il ne faudra recourir aux mesures de rigueur qu’en cas de nécessité absolue ». César Roux (invité à la séance), soutenu par le chef du Service sanitaire, le docteur Delay, estime
au contraire :(…) qu’il faut immédiatement recourir aux mesures de rigueur si nous ne voulons pas nous attirer le reproche de n’avoir pas pris toutes les dispositions nécessaires pour arrêter l’épidémie. Que le Conseil d’État fasse preuve d’énergie et de volonté en cette occasion, le peuple ne lui en voudra pas, au contraire. La proposition, jugée compatible avec la législation cantonale, est également soutenue par Alfred Carrard. Le Conseil de santé décide à la fois d’informer la population et de demander au Conseil d’État de «prendre un arrêté interdisant toutes les réunions et ordonnant la fermeture des salles de spectacles (théâtres, cinématographes, salles de
concert, etc.) ».
Le lendemain, le 18 juillet, un arrêté du Conseil fédéral autorise les cantons et les municipalités à interdire toutes les manifestations qui conduisent à des réunions publiques. Le 19 juillet, le gouvernement vaudois charge les municipalités, par arrêté, d’interdire tout rassemblement pouvant contribuer à la propagation de l’épidémie et de fermer, pendant la durée de la maladie, les salles de spectacles dans les localités touchées par la grippe.
Dans le procès-verbal de la réunion du 23 juillet, la pandémie prend peu de place : Adrien Thélin informe qu’il a obtenu la libération par l’armée des deux médecins de l’Hôpital cantonal et qu’il a fait le nécessaire pour que le pavillon Bourget soit ouvert pour les convalescents dès le lendemain «pour qu’ils ne risquent pas de contagionner les autres services du Grand Hôpital en allant s’y promener».
Les suites en automne 1918
Le 6 septembre, le Conseil de santé traite de différents sujets en lien avec les
mesures prises. Il accepte la demande des cinématographes d’augmenter les jours de représentations normalement autorisés «pour permettre à ces établissements de se récupérer un peu des pertes faites pendant la grippe ». Les cafetiers demandent une indemnité au Conseil d’État en raison des pertes financières subies suite aux horaires d’ouvertures réduits de leurs établissements. Le Conseil de santé rejette cette demande, car il s’agit d’une «mesure prise dans l’intérêt de la santé publique » et pour éviter de créer un précédent pour d’autres situations similaires. Le Conseil aborde également divers cas de grippe qui ne sont pas traités dans les hôpitaux ou les lazarets prévus à cet effet comme préconisés dans l’arrêté du 19 juillet. À Montreux, 22 touristes grippés sont restés dans un hôtel au lieu de se rendre dans un lazaret; aux Diablerets, des ouvriers d’un tunnel sont soignés dans différentes maisons du village. Le Conseil décide d’informer à nouveau par voie de presse, car il a l’impression que la population s’habitue à la maladie et ne tient plus compte des mesures préventives préconisées.
Avec l’arrivée de la deuxième vague grippale, le Conseil de santé décide lors de la réunion du 12 octobre de proposer un nouvel arrêté au Conseil d’État comportant des mesures similaires à celles de l’été, incluant cette fois également la fermeture des écoles publiques et privées (qui n’avait pas été nécessaire en été pendant les vacances scolaires) et la fermeture des cafés et établissements publics à 21 heures.
Dans les procès-verbaux du Conseil de santé du 16 octobre et du 8 novembre, il n’y a plus de référence à la grippe. Les documents disponibles ne permettent pas de dater la fin des mesures d’interdiction des rassemblements publics avec précision. À titre de comparaison, à Zurich, les rassemblements publics sont à nouveau autorisés progressivement à partir du 14 décembre 1918. Au niveau fédéral, toutes les décisions prises pour contrer la maladie ont été suspendues le 23 mai 1919, à l’exception de l’obligation de déclaration des cas de grippe.
Le rapport du service sanitaire cantonal de 1919
Le Service sanitaire a rédigé, dès 1918, un rapport très détaillé intitulé « la grippe en 1918» dans lequel le traitement, l’évolution et les causes possibles de l’épidémie sont décrits sur plus de 60 pages. Il expose de nombreux cas individuels et leur évolution précise dans les hôpitaux et les prisons pour arriver au constat que « la mesure de protection individuelle la plus importante est l’isolement rigoureux des grippés ». Ceci n’étant pas toujours possible dans les logements exigus de l’époque, les communes ont dû mettre à disposition des lazarets. L’État faisant face à un dilemme : pour assurer la santé des citoyens, il dut accepter des mesures aux conséquences économiques néfastes :
Étant donné le mode de diffusion de la grippe, l’idéal pour la prophylaxie serait d’arrêter tout le trafic, d’interdire toutes les communications entre les villes et les villages, en un mot d’interdire toute la vie économique et sociale d’un pays. Si de telles mesures étaient appliquées, le remède serait encore pire que le mal, car il en résulterait des pertes économiques irréparables.
En conclusion, le Service sanitaire estime que « les mesures de protection collective sont efficaces » et émettait des recommandations pour l’avenir, tout en précisant qu’«on ne doit pas s’attendre à des résultats définitifs et vraiment efficaces, aussi longtemps que le véritable agent spécifique de la grippe n’aura pas été isolé».
La réaction de la population face aux décisions des autorités
Les décisions du Grand Conseil ne semblent pas avoir soulevé de grande résistance parmi la population. Dans le canton de Vaud, les bulletins du Grand Conseil de 1918 et 1919 ne font aucune mention de cette décision, chose qui porte à croire qu’il n’y a pas eu de débat politique à ce sujet.
De manière générale, en Suisse, la fréquence des articles de presse a suivi le cours de l’épidémie en informant quotidiennement sur son évolution. Les articles principaux se sont concentrés sur la défaillance de la prise en charge médicale des militaires malades par l’armée, et il n’y a guère eu de discussions sur l’adéquation des mesures des autorités civiles, en particulier l’interdiction de se rassembler. Une recherche à ce sujet dans la Tribune de Lausanne de l’époque montre une situation similaire: entre juillet et novembre 1918, on constate presque quotidiennement des articles portant sur la grippe et sur l’évolution de l’épidémie dans les communes, les cantons et les autres pays. Aucune mention particulière d’une opposition contre la décision en tant que telle n’a été retrouvée, hormis une petite allusion: le 26 décembre, le Service sanitaire cantonal communique, en annonçant que Lausanne compte moins de victimes de la grippe que Genève « Nous ne pouvons pas affirmer que ce résultat soit dû, pour Lausanne, aux mesures restrictives de l’arrêté cantonal du 15 octobre 1918, mais nous n’oserions pas conclure, à l’exemple de Monsieur le professeur Oltramare, que les mesures restrictives soient inutiles ».
Les conséquences de l’épidémie
La grippe ayant été peu étudiée par les historiens, il est difficile de connaître les conséquences pour les années qui ont suivi, même si elle a sans doute été à l’origine de pertes démographiques, économiques et sociales importantes.
Au niveau fédéral, une des conséquences concrètes a été l’introduction de l’obligation de déclarer les cas grippe dès le 15 octobre 1918 et la création des bases légales pour soutenir financièrement les cantons et les communes.
Dans le canton de Vaud, la grippe et les mesures prises par les autorités cantonales n’ont pas laissé de traces clairement identifiables dans les années suivantes. L’impact démographique de la grippe a été comparable à celui des autres cantons. Dans le rapport du Conseil d’État de 1919, il n’est pas fait mention des conséquences de la grippe, hormis le fait que l’état de santé du personnel médical est considéré comme satisfaisant malgré l’épidémie. Le livre de Jean-Charles Biaudet sur l’histoire de Lausanne ne mentionne la grippe qu’en marge d’un texte sur l’Armistice. La vie politique, l’économie et la croissance démographique vont stagner jusqu’en 1925, situation qui est imputée à la Première Guerre mondiale et à la crise économique qui a suivi.
Les historiens lausannois du système sanitaire ne décrivent pas non plus de
conséquences directes de la grippe, à l’exception du ralentissement de la lutte contre la tuberculose, puisque l’admission des patients atteints de tuberculose dans le pavillon Bourget nouvellement construit a dû être reportée à avril 1919 49. Quant aux suites économiques individuelles évoquées dans les procès-verbaux du Conseil de santé, des recherches dans les archives communales et la presse seraient nécessaires pour les approfondir. Les pertes financières de l’économie privée sont un domaine de recherche presque vierge, alors que des études concernant les subventions fédérales existent.
Enseignements
Que nous apprennent les événements et les décisions prises pour contrer cette épidémie sur le système sanitaire vaudois vers 1918? On notera d’abord que les professionnels de la santé n’eurent en général que peu d’influence sur les décisions de santé publique, car ils furent avant tout occupés à subvenir aux besoins des patients et à rapporter les événements au service sanitaire. Ils connurent aussi un fort sentiment d’impuissance face à cette maladie malgré leurs recherches intensives sur les origines
et le pronostic de la grippe espagnole dont le virus causal n’a été découvert qu’en 1933.
L’exécutif cantonal a été le décideur le plus important durant cette période de crise, soutenu en cela par le Conseil de santé dont la forte influence sur le Conseil d’État semble évidente à la lecture des procès-verbaux. À la mi-juillet 1918, les processus décisionnels et les mesures respectives du gouvernement fédéral, du canton, des communes et des hôpitaux ont été étroitement liés entre eux et une bonne partie des canaux d’information ont convergé vers le Conseil de santé qui a ainsi eu accès aux décideurs à la fois au niveau fédéral, cantonal et local.
Les mesures prises par les Conseils d’État des autres cantons pour lesquels la question a été étudiée sont très similaires. Cependant, le gouvernement vaudois a réagi particulièrement rapidement à l’arrêté du Conseil fédéral du 18 juillet en ordonnant à ses communes dès le 19 juillet d’interdire les réunions publiques. Dans le canton de Bâle-Campagne, une décision similaire a été prise le 22 juillet, à Genève le 23 juillet, en Valais et à Zurich le 25 juillet. Le fait que la politique et la médecine étaient particulièrement liées dans le canton de Vaud et réunies au sein du Conseil de santé a peut-être facilité ce processus décisionnel relativement rapide.
Les sources étudiées illustrent le dilemme de l’État quant à sa responsabilité: la médecine n’avait pas encore découvert de traitement véritablement efficace et la seule mesure qui faisait consensus était la nécessité d’éviter les rassemblements. Il s’agissait de décider s’il fallait responsabiliser les citoyens en leur faisant confiance pour rester confinés ou prendre des mesures autoritaires. Fait notable, au sein du Conseil de santé, la décision d’interdire les rassemblements était avant tout soutenue par les médecins plutôt que par le conseiller d’État. À notre connaissance, rien n’indique que cette décision autoritaire a soulevé une résistance politique.
Par ailleurs, il n’y a aucune indication dans les documents consultés quant à un nouveau débat par rapport à la pertinence des mesures lors de la deuxième vague de grippe durant les trois derniers mois de 1918. Tout porte à croire que les décisions prises semblaient finalement de bon sens pour tout le monde.
Conclusion
Grâce aux procès-verbaux du Conseil de santé, cette recherche nous a permis de mettre en évidence les débats qui ont conduit à déclarer l’interdiction de rassemblements, chose qui n’avait pas été documentée dans les travaux antérieurs sur la grippe espagnole à Lausanne. On constate également le lien étroit qui liait alors santé publique, gestion hospitalière et sphère politique.
Les principales mesures prises par le canton de Vaud pour endiguer la grippe ont été similaires à celles des autres cantons et, à une époque où le vaccin contre la grippe n’existait pas, étaient les seules envisageables : interdiction de se rassembler, fermeture des écoles, isolement des malades et installation de lazarets 56. L’étude des réactions dans la presse permettrait d’approfondir le sujet en détail, ce qui constituerait ne recherche à part entière.
Nathalie Koch, « La réaction des autorités vaudoises face à la grippe espagnole », Revue historique vaudoise, 127/2019, « Mélanges », pp. 105-115.